abhayam sattva-samsuddhir
jnana-yoga-vyavasthitih
danam damas ca yajnas ca
svadhyayas tapa arjavam
ahimsa satyam akrodhas
tyagah shantir apaisunam
daya bhutesv aloluptvam
mardavam hrir acapalam
tejah ksama dhrtih shaucam
adroho nati-manita
bhavanti sampadam daivim
abhijatasya bharata
Le Seigneur Bienheureux dit:
Absence de crainte, purification de l'existence, développement du savoir spirituel, charité, maîtrise de soi, accomplissement des sacrifices, étude des Vedas, austérité et simplicité, non-violence, véracité, absence de colère, renoncement, sérénité, aversion pour la critique, compassion, absence de convoitise, douceur, modestie et ferme détermination, vigueur, pardon, force morale, pureté, absence d'envie et de soif des honneurs,-telles sont, ô descendant de Bharata, les qualités spirituelles des hommes de vertu, des hommes nés de la nature divine.
Au début du quinzième chapitre, nous avons vu décrit l'arbre banian que représente le monde matériel. Il y était expliqué que ses racines secondaires représentent les actes des êtres, actes tantôt favorables, tantôt défavorables. Le neuvième chapitre, d'autre part, nous a parlé des devas, ou êtres relevant de la nature divine, et des asuras, ou êtres relevant de la nature démoniaque. Selon les enseignements védiques, les actes gouvernés par la vertu sont favorables au progrès sur la voie de la libération, et dits de nature spirituelle, ou deva-prakrti. Les hommes appartenant à la nature spirituelle progressent donc sur la voie de la libération. Pour ceux, en revanche, qui agissent sous le poids de la passion et de l'ignorance, la libération devient chose impossible. Ils devront demeurer dans l'univers matériel, soit sous la forme humaine, soit parmi les espèces animales, soit même en des formes de vie encore inférieures. Dans ce seizième chapitre, le Seigneur explicite et la nature divine ou spirituelle, et la nature démoniaque, avec leurs attributs respectifs, dont Il fait également ressortir les aspects positifs et négatifs.
Le mot abhijatasya, désignant l'homme né avec des attributs spirituels, des tendances divines, revêt ici un grand intérêt. Les Ecrits védiques appellent garbhadhana-samskara le fait d'engendrer un enfant dans une atmosphère divine. En effet, si les parents désirent un enfant doté des attributs divins, il leur faut observer les dix usages propres à la vie humaine. (1) Nous avons vu, dans un chapitre antérieur, que l'acte sexuel, lorsqu'il vise à engendrer un enfant vertueux, représente Krsna Lui-même. La vie sexuelle ne peut donc être condamnée, pourvu qu'elle s'accomplisse dans la conscience de Krsna. Les dévots de Krsna, établis dans la conscience de Krsna, ne doivent certes pas engendrer des enfants à la manière des chiens et des chats, mais dans le but que ces enfants deviennent à leur tour conscients de Krsna. Telle devrait être la bénédiction reçue par l'enfant né d'un père et d'une mère absorbés dans la conscience de Krsna.
Le système social qu'on appelle varnasrama-dharma, et qui divise la société en quatre groupes, ou varnas, ne saurait faire référence, pour cette division, au principe d'hérédité. Ces quatre groupes sont déterminés par la formation personnelle des individus, et leur but est de faire régner paix et prospérité au sein de la société. Les qualités qu'énumère notre verset sont dites divines, spirituelles; elles ont en effet pour but d'accroître chez l'homme l'entendement spirituel qui lui permettra de se libérer du monde matériel. Dans le varnasrama-dharma, le sannyasi (celui qui a accepté l'ordre du renoncement) est considéré comme la tête, le maître spirituel, de tous les varnas et asramas. Le brahmana, certes, tient le rôle du maître spirituel pour les membres des trois autres varnas -ksatriyas, vaisyas et sudras -, mais le sannyasi, au sommet de l'institution du varnasrama est un maître spirituel même pour le brahmana.
Abhaya: l'absence de crainte. Avant tout, le sannyasi doit être sans crainte. Parce qu'il lui faut vivre seul, sans aucun soutien, ou sans certitude de soutien, il ne peut que dépendre entièrement de la miséricorde de Dieu, la Personne Suprême. Celui qui se demande encore comment il sera protégé une fois qu'auront été tranchés ses liens avec la famille et la société, celui-là ne doit pas accepter le sannyasa, ou l'ordre du renoncement. Il faut être tout à fait convaincu que Krsna, Dieu, la Personne Suprême, Se trouve toujours, sous Son aspect Paramatma, Son aspect "localisé", dans le coeur de chacun, et qu'ainsi, Il voit tout, sait toujours tout de nos intentions. Et il faut également posséder une foi ferme en la pensée que Krsna, en tant que le Paramatma, protège l'âme qui s'est abandonnée à Lui; savoir encore que jamais on ne sera seul: "Même au coeur des forêts les plus sombres, doit-on penser, Krsna sera présent et me donnera toute protection." Celui qui est fort de cette conviction est abhaya, sans crainte. Un tel état d'esprit est indispensable au sannyasi.
Sattva-samsuddhi: la purification de l'existence. Le sannyasi doit ensuite purifier son existence. De nombreuses règles, de nombreux principes, doivent être observés à cet effet au sein du sannyasa. La plus importante consiste en la stricte interdiction d'entretenir quelque rapport intime avec une femme. Il est même défendu au sannyasi de parler à une femme en un lieu solitaire. Sri Caitanya Mahaprabhu, le Seigneur en personne, montra l'exemple du sannyasi idéal: lorsqu'Il Se trouvait à Puri, Ses disciples du sexe féminin ne pouvaient même pas s'approcher de Lui pour Lui offrir leurs respects: elles étaient invitées à se prosterner en gardant une certaine distance. Il ne faut certes pas voir là une aversion pour les femmes, mais seulement le devoir du sannyasi, qui est de n'avoir nul rapport intime avec elles. Afin de purifier son existence, l'homme doit suivre les règles prescrites par son appartenance propre à un varna et à un asrama donnés. Dans le cas du sannyasi, ce sera donc, entre autres, la stricte interdiction d'entretenir avec les femmes des liens intimes et de posséder des richesses pour la satisfaction des sens. Sri Caitanya Mahaprabhu fut un sannyasi parfait, et nous avons pu voir que dans Sa vie, Il fut extrêmement strict en ce qui concerne le comportement envers la femme. Bien qu'Il ait accepté sous Sa protection les âmes les plus déchues, et qu'on Le tienne donc pour l'avatara le plus libéral, Il suivait strictement les règles et principes du sannyasa pour ce qui est de la compagnie des femmes. L'un de Ses compagnons intimes, Chota Haridasa, bien que si près de Lui et de Ses autres compagnons, laissa échapper un regard de concupiscence à l'endroit d'une jeune femme en la présence personnelle de Sri Caitanya Mahaprabhu. Celui-ci était si strict qu'Il l'exclut aussitôt de Son entourage. Après l'incident, Sri Caitanya prononça ces paroles:
"Pour un sannyasi, ou quiconque aspire à se défaire de l'emprise de la matière et s'efforce de s'élever à la nature spirituelle, de retourner à Dieu, en sa demeure originelle, tourner son regard vers les biens matériels et les femmes (sans même en jouir, mais animé du désir d'en jouir) est un acte si condamnable, qu'il eut mieux valu se suicider plutôt que de connaître des désirs aussi illicites."
Telles sont donc les voies de la purification.
jnana-yoga-vyavasthiti: le développement du savoir spirituel. Le rôle du sannyasi est de distribuer le savoir spirituel aux chefs de famille et à tous ceux qui ont oublié que la vie humaine a pour but de progresser sur la voie spirituelle. Le sannyasi doit, pour subvenir à ses besoins, demander l'aumône, de porte en porte, mais il ne convient certes pas de le voir comme un mendiant. Car c'est par pure humilité (autre qualité de l'être situé au niveau spirituel) qu'il va de porte en porte, plus d'ailleurs pour visiter les familles et les ouvrir à la conscience de Krsna que pour mendier. Tel est le devoir du sannyasi. Si un disciple est vraiment avancé dans la vie spirituelle et si le maître spirituel lui enjoint de le faire, il doit prêcher avec logique et raison la conscience de Krsna; sinon, il lui faut éviter d'accepter le sannyasa. Et s'il se trouve qu'il a accepté le sannyasa sans posséder une connaissance suffisante, il doit alors cultiver le savoir en prêtant toute oreille à l'enseignement d'un maître spirituel authentique. Le sannyasi, donc, doit être établi dans l'abhaya, ou l'absence de crainte, la sattva-samguddhi, ou la pureté, et le jnana-yoga, ou le savoir.
Dana: la charité. Les actes de charité sont plus particulièrement le propre des grhasthas. Ces derniers, en effet, sont tenus de gagner honnêtement leur vie et d'offrir la moitié de leur gain à des institutions qui se chargent de propager universellement la conscience de Krsna. La charité, en effet, doit s'exercer à l'endroit d'hommes qui en sont dignes. Comme l'enseignera plus loin la Bhagavad-gita, on compte divers ordres d'actes charitables, qui relèvent respectivement de la vertu, de la passion et de l'ignorance. Les actes de charité accomplis dans la vertu se trouvent recommandés par les Ecritures; ceux, par contre, que guident la passion et l'ignorance, simple gaspillage, ne le sont nullement. Le seul but de la charité doit être finalement d'aider à répandre la conscience de Krsna à travers le monde. Telle est la charité qui relève de la vertu.
Dama: la maîtrise de soi. Propre à tous les varnas, elle est toutefois particulièrement la qualité du grhastha. Bien qu'il vive en la compagnie d'une épouse, le grhastha devra se garder d'employer sans restriction ses sens aux plaisirs sexuels. Il est, en effet, tenu d'observer certaines règles en ce qui touche à la vie sexuelle, comme aux autres aspects de l'existence: la vie sexuelle n'aura d'autre but que la procréation. Et si le grhastha n'a pas l'intention d'avoir des enfants, alors lui et son épouse doivent s'abstenir des plaisirs de la chair. Les hommes, aujourd'hui, font usage de contraceptifs et de méthodes plus odieuses encore, afin de jouir des plaisirs charnels sans avoir à assumer la responsabilité qu'implique la naissance d'un enfant. On ne trouve certes pas là le signe de la nature divine, mais bien un attribut démoniaque. Quiconque désire avancer dans la voie spirituelle, fût-il un homme marié, se doit de contrôler sa vie sexuelle et de ne pas engendrer de descendance si ce n'est pour servir Krsna. Si un homme peut assurer que ses enfants deviendront conscients de Krisna, qu'il en mette des centaines au monde; sinon, mieux vaut ne pas se livrer aux actes sexuels, qui n'auraient alors d'autre but que le plaisir des sens.
Yajna: l'accomplissement des sacrifices. Il est également destiné, d'une manière plus particulière, au grhastha, car il nécessite de grandes richesses, que ne possèdent pas les membres des autres varnas - brahmacaris, vanaprasthas et sannyasis - puisqu'ils vivent d'aumônes. Le grhastha doit accomplir l'agnihotra-yajna, par exemple, tel que le commandent les Ecrits védiques. Mais ces sacrifices requièrent de telles richesses qu'aucun grhastha ne pourrait aujourd'hui les exécuter. Aussi, le meilleur sacrifice pour notre âge, et par ailleurs le seul recommandé, est-il le sankirtana-yajna, le chant du maha-mantra:
hare krsna hare krsna krsna krsna hare hare
hare rama hare rama rama rama hare hare
Tel est le plus haut et le moins dispendieux des sacrifices; tous peuvent l'adopter, tous peuvent en recevoir le bienfait. Ainsi, la charité, la maîtrise des sens et l'accomplissement des sacrifices sont particulièrement destinés au grhastha.
Svadhyaya: l'étude des Vedas; tapa: l'austérité; arjava: la douceur, ou la simplicité. Elles reviennent en propre au brahmacari, ou étudiant. Celui-ci doit éviter tout lien étroit avec les femmes; sa vie doit en être une de continence, et d'absorption dans l'étude des Ecritures védiques, afin de cultiver en lui le savoir spirituel. Tel est le svadhyaya. Le tapasya, ou l'austérité, est aussi, et même surtout, destiné au vanaprastha. L'homme ne doit pas demeurer un chef de famille tout le long de sa vie; il lui faut toujours se souvenir que la vie spirituelle comporte quatre étapes: le brahmacarya, le grhastha, le vanaprastha et le sannyasa. Ainsi, après le grhastha, il devra se préparer à faire retraite. Pour cent ans de vie, vingt-cinq années reviennent au brahmacarya, aux études, vingt-cinq au grhastha, à la vie de famille, vingt cinq au vanaprastha, à la retraite, et les vingt-cinq autres au sannyasa, à la vie de renoncement. Telles sont les normes disciplinaires de la vie spirituelle dans la société védique. En quittant le grhastha, il faut pratiquer certaines austérités du corps, du mental et de la langue; et c'est en quoi consiste le tapasya. En fait, ce tapasya est recommandé pour toutes les divisions du varnasrama-dharma. Sans tapasya nul homme ne peut connaître la libération. La Bhagavad-gita, ni aucun autre Ecrit védique ne préconise les théories selon lesquelles il n'y aurait nul besoin d'austérités, selon lesquelles, encore, on peut sans inconvénient continuer de se livrer à toutes sortes de spéculations. Ces théories sont l'invention de spiritualistes de pacotille qui s'efforcent d'élargir les rangs de leurs disciples. Dès qu'il est question de suivre certaines règles, certaines restrictions, les gens deviennent réticents. Aussi, ceux qui veulent des disciples et dont le seul but est de faire luire leurs gloires au nom de la spiritualité, ceux-là n'observent, ni ne font observer à leurs étudiants, aucun principe régulateur. Les Vedas réfutent de telles supercheries. La simplicité, quant à elle, doit être le principe non pas des membres d'un asrama particulier, mais bien de tous les hommes, qu'ils soient brahmacaris, grhasthas, vanaprasthas ou sannyasis. Tous doivent vivre dans la plus grande simplicité.
Ahimsa: la non-violence. La non-violence, c'est de n'interrompre l'évolution d'aucun être. Gardons-nous de croire que puisque l'étincelle spirituelle ne périt jamais, et survit au corps, il n'y a aucun mal à abattre les animaux pour la satisfaction des sens. Bien qu'amplement pourvu en céréales, fruits et lait, l'homme, aujourd'hui, s'adonne à la consommation de chair animale. Sachons qu'il n'est nul besoin d'abattre les animaux. Et personne ne fait exception à la vérité de cette règle. S'il n'était pas d'autre choix, on pourrait à la rigueur tuer un animal, mais il faudrait alors l'offrir en sacrifice. Cependant, l'homme désireux de progresser dans la réalisation spirituelle ne doit à aucun prix, quand abonde la nourriture, montrer violence aux animaux. L'ahimsa véritable consiste à ne pas freiner la progression d'un être, quel qu'il soit. Or, les animaux, en transmigrant d'une espèce à une autre, suivent une certaine évolution, progressent eux aussi. Un animal abattu voit son progrès freiné. En effet, il devra, avant de s'élever à l'espèce animale supérieure, revenir dans l'espèce qu'il a prématurément quittée pour y achever son dû de jours ou d'ans. On ne doit donc pas ralentir l'évolution des animaux pour la seule satisfaction de son palais. Telle est l'ahimsa.
Satya: la véracité. La véracité consiste à ne pas déformer la vérité à des fins personnelles. Certains passages des Ecrits védiques sont difficiles, et la connaissance de leur teneur, de leur but, doit être reçue d'un maître spirituel authentique. Telle est la juste voie pour comprendre les Vedas. Le mot sruti souligne que l'on doit écouter, recevoir la connaissance des lèvres d'une personne qui fait autorité en la matière. On ne doit pas interpréter les Ecritures afin de servir quelque motif personnel. Nombreux sont les commentaires de la Bhagavad-gita qui déforment le sens du texte originel. Mais chaque mot doit être offert avec sa véritable portée, et cela, répétons-le, par un acarya, un maître spirituel authentique.
Akrodha: l'absence de colère, ou la maîtrise de la colère. Il faut tolérer même les provocations, car une fois que la colère éclate, c'est le corps entier qui en reçoit la souillure. La colère est le fruit de la passion, de la concupiscence, et celui qui dépasse les trois gunas doit donc pouvoir s'en affranchir.
Apaisuna: l'aversion pour la critique. L'apaisuna consiste à ne pas rechercher les défauts des autres ou les corriger sans nécessité. Appeler "voleur" un voleur, cela on ne peut, bien entendu, le qualifier de critique; mais traiter de voleur un honnête homme constitue certes, pour celui qui progresse sur la voie de la vie spirituelle, une grave offense.
Hri: la modestie. On doit faire preuve de réserve et se garder d'accomplir des actes haïssables.
Acapala: la détermination. L'homme déterminé ne sera ni troublé ni découragé dans ses efforts, quels qu'en soient les résultats. Une tentative peut rencontrer l'échec; au lieu de s'en affliger, il faut poursuivre ses efforts avec patience et détermination.
Teja: la vigueur. Elle est le propre des ksatriyas. Les ksatriyas doivent toujours être dotés d'une grande force pour pouvoir protéger les faibles. Eux ne doivent pas prétendre à la non-violence: si la violence se montre nécessaire, il va de leur devoir d'en faire usage.
Sauca: la pureté. Elle ne doit pas se limiter au corps et au mental, mais couvrir aussi les rapports avec autrui. Elle regarde particulièrement les vaisyas, ou commerçants, qui sont tenus de ne jamais se livrer à des transactions clandestines.
Natimanita: l'absence de soif des honneurs. C'est là une qualité pour le sudra, membre du varna que le code védique classe le dernier. Le sudra, donc, ne doit pas s'enorgueillir vainement ou rechercher les honneurs, mais au contraire demeurer dans les justes normes de son statut social. Il va également de son devoir de montrer son respect aux membres des varnas supérieurs afin que soit maintenu l'ordre social.
Toutes ces qualités sont des qualités spirituelles, de nature divine. Chacun doit les développer, selon le varna et l'asrama auxquels il appartient. Ainsi, comprenons que, bien que la condition matérielle soit source de souffrance, ces qualités, développées par la pratique, peuvent graduellement élever l'homme, quel que soit son statut dans le varnasrama-dharma, au niveau le plus haut de la réalisation spirituelle.
krodhah parusyam eva ca
ajnanam cabhijatasya
partha sampadam asurim
Arrogance, orgueil, colère, suffisance, âpreté, ignorance,-tels sont, ô fils de Prtha, les traits marquants des hommes issus de la nature démoniaque.
Le chemin direct qui mène à l'enfer se trouve décrit dans ce verset. Les hommes démoniaques veulent faire une impressionnante démonstration de foi et d'avancement dans la science spirituelle, alors qu'il n'en suivent pas même les principes. L'arrogance et l'orgueil sont leur lot, ils tirent fierté d'avoir reçu telle forme d'éducation, de posséder tant de richesses. Ils désirent qu'on les adore, exigent qu'on les respecte, alors qu'ils n'ont rien pour inspirer le respect. Pour des riens, les voici dans une grande colère, vociférant des paroles blessantes. Ils ignorent tout ce qu'ils doivent et ne doivent pas faire. Leurs actes obéissent au seul caprice, à leurs seuls désirs; ils ne reconnaissent aucune autorité. Ces traits démoniaques, ces attributs de noir augure, ils s'en parent dès les premiers instants de leur séjour dans le corps, dans le sein même de leur mère, et les manifestent en grandissant.
nibandhayasuri mata
ma sucah sampadam daivim
abhijato ’si pandava
Les qualités divines servent la libération de l'être, les attributs démoniaques poussent à l'asservir. Mais n'aie crainte, ô fils de Pandu, car avec les qualités divines tu naquis.
Sri Krsna encourage Arjuna en lui affirmant qu'il n'est pas né avec les attributs démoniaques. La présence d'Arjuna au coeur de la bataille ne relève pas d'une nature démoniaque, puisqu'il a tant le souci du pour et du contre. Se demander si des êtres respectables, Bhisma, ou Drona, doivent être tués montre qu'il n'agit pas sous l'influence de la colère, de la vanité, ou de la dureté. Sa nature n'est donc pas démoniaque. Pour un ksatriya, un homme de guerre, combattre l'ennemi, lancer vers lui ses flèches, est un acte au-delà de l'action matérielle, et négliger un tel devoir relève de la nature démoniaque. Aussi Arjuna n'a-t-il aucune raison de se lamenter. Tout homme qui observe les normes et principes propres aux différents varnas et asramas se place au-delà de la matière.
(1) Ces dix usages consistent en rites, en sacrifices purificatoires (samskaras), qui sanctifient l'homme aux diverses étapes de son existence. Le premier d'entre eux, le garbhadhanasamskara, s'accomplit au moment de la conception. La cérémonie où l'enfant nouveau-né reçoit un nom, l'initiation reçue d'un maître spirituel authentique, le mariage, voilà d'autres exemples de ces modes de purification.
daiva asura eva ca
daivo vistarasah prokta
asuram partha me shrinu
En ce monde existent deux ordres d'êtres créés, les uns divins, les autres démoniaques. Je t'ai déjà longuement parlé des attributs divins. De Mes lèvres, ô fils de Prtha entends maintenant les attributs démoniaques.
Sri Krsna ayant assuré Arjuna qu'il est né avec les qualités divines, lui décrit à présent la voie démoniaque. Les êtres conditionnés en ce monde sont classés en deux ordres. Les premiers, nés avec les qualités divines, mènent une vie soumise à des règles; en d'autres mots, ils suivent les Ecritures et les autorités en matière spirituelle. Chacun devrait, en effet, accomplir son devoir à la lumière d'Ecrits authentiques. Agir ainsi, c'est agir dans l'état d'esprit qu'on qualifie de divin. Les seconds, ceux qui n'observent pas les principes régulateurs énoncés par les Ecritures, et qui agissent au gré de leur caprice, on les nommes asuras, ou démoniaques. Le seul critère est donc ici l'obéissance aux principes régulateurs des Ecritures. De fait, il est enseigné dans les Textes védiques que devas et asuras procèdent tous de Prajapati; leur unique différence réside donc en ce que les uns se plient aux règles védiques, et les autres non.
jana na vidur asurah
na shaucam napi cacaro
na satyam tesu vidyate
Ce qu'il faut ou ne faut pas faire, les êtres démoniaques l'ignorent. En eux, ni pureté, ni juste conduite, ni véracité.
Dans toute société humaine civilisée, on retrouve, dès l'origine, un certain ensemble de règles scripturaires, servant de guide; c'est notamment le cas chez les aryas, c'est-à-dire ceux qui adoptent la culture védique. Au contraire, ceux qui ne suivent pas les règles des Ecritures sont des êtres démoniaques; ce que confirme notre verset en définissant la nature démoniaque par l'ignorance et l'aversion à l'égard de toute règle posée par les Ecritures. Ils ne possèdent donc, pour la plupart, aucune connaissance de ces règles, et les rares parmi eux qui les connaissent n'ont aucunement le désir de les observer. Privés de foi, ils refusent encore d'agir en harmonie avec les règles védiques. Ils ignorent toute propreté, toute pureté, interne ou externe. On doit toujours, avec le plus grand soin, garder le corps propre, en se baignant, en se brossant les dents, en changeant de vêtements... Quant à la pureté interne, elle s'obtient par le souvenir constant des Saints Noms de Dieu, par le chant du maha-mantra:
hare krsna hare krsna krsna krsna hare hare
hare rama hare rama rama rama hare hare
Les hommes démoniaques n'aiment ni ne suivent ces principes de pureté interne et externe. Les règles de conduite abondent dans les Ecritures, notamment dans la Manu-samhita, qui contient la loi de la race humaine, et qu'aujourd'hui encore, suivent les Hindous. Les lois qui régissent l'héritage des biens, et d'autres encore, trouvent dans ce livre leur origine. Il prescrit également que les femmes ne doivent pas jouir de liberté, car elles sont comme des enfants. Ce qui, toutefois, ne signifie nullement qu'elles doivent être traitées comme des esclaves. De fait, restreindre la liberté d'un enfant ne veut pas dire le considérer comme un esclave. Les êtres démoniaques ont maintenant délaissé ces règles, et croient que la femme doit jouir d'autant de liberté que l'homme. Il est cependant facile de remarquer que leurs tentatives n'ont en rien amélioré l'état social à la surface du globe. Au vrai, la femme doit être protégée à toutes les étapes de sa vie: par son père durant son enfance, par son mari lors de sa jeunesse et de son âge mûr, et par ses fils devenus adultes pendant ses vieux jours. Telle est, selon la Manu-samhita, la juste conduite sociale. Mais l'éducation moderne a de toutes pièces imaginé le concept vaniteux du féminisme; par suite, le mariage n'est pratiquement plus, dans la société humaine, qu'une chimère. Et on ne peut dire non plus qu'aujourd'hui, la condition morale de la femme soit excellente. Les hommes démoniaques refusent donc toute instruction qui serait bénéfique pour la société; parce qu'ils ne profitent pas de l'expérience des grand sages, ni ne suivent les règles qu'ils ont prescrites, leur condition, dans la vie sociale, devient misérable à l'extrême.
jagad ahur anishvaram
aparaspara-sambhutam
kim anyat kama-haitukam
Ils prétendent que ce monde est irréel et sans fondement, qu'aucun Dieu ne le dirige; qu'il résulte du désir sexuel et n'a d'autre cause que la concupiscence.
Les hommes démoniaques parviennent à la conclusion que ce monde n'est que fantasme. Pour eux, il n'a pas de cause, pas d'effet, pas de maître, pas de but: tout y est irréel. Ils affirment que la manifestation cosmique procède de phénomènes "naturels" et de leurs interactions, l'ensemble étant régi par le hasard. Jamais ils n'envisagent que le monde ait été créé par Dieu, dans un certain dessein. Ils ont leur propre théorie: le monde est de lui-même venu à l'existence; nulle raison, donc, de croire qu'à sa source se trouve un Dieu. Il n'existe, pour eux, aucune différence entre la matière et le spirituel; comment, dès lors, accepteraient-ils l'Etre spirituel suprême? Tout n'est que matière, l'univers tout entier n'est qu'une masse brute d'ignorance. Ce qu'ils illustrent en disant: "L'homme crée, en rêve, mille formes illusoires, dont il se réveille, et qui n'ont eu d'autre existence que rêvée." Ils prétendent donc que "la vie est un songe"; mais ils n'en sont pas moins versés dans l'art de jouir de ce songe. Ainsi, au lieu d'acquérir le savoir, ils s'enferment de plus en plus dans leur monde de rêves. Et de même que l'enfant naît simplement du rapport sexuel, raisonnent-ils, ce monde a été créé sans aucune âme. Pour eux, seule une combinaison d'éléments matériels a produit les êtres vivants, et il ne saurait être question de l'existence d'une âme. De même que de nombreuses créatures procèdent, sans aucune cause, de la transpiration, ou de la putréfaction d'un corps, de même, tout ce qui vit est issu des éléments de l'univers matériel entre eux combinés. Ainsi, toujours selon eux, la nature matérielle constitue la cause unique de la manifestation matérielle. Ils n'accordent aucune foi aux paroles de Krsna lorsqu'il dit, dans la Bhagavad-gita:
"L'univers matériel tout entier se meut sous Ma direction".
En bref, ces hommes démoniaques sont dépourvus de la connaissance parfaite de la création du monde; chacun d'eux, naturellement, possède à ce sujet quelque théorie de son invention. A leurs yeux, toutes les interprétations des Ecritures se valent puisqu'ils ne croient pas en l'existence d'une norme pour la compréhension des règles données par les Ecritures.
nastatmano ’lpa-buddhayah
prabhavanty ugra-karmanah
ksayaya jagato ’hitah
Partant de telles conclusions, les démoniaques, égarés, dénués d'intelligence, se livrent à des oeuvres nuisibles, infames, qui visent à détruire le monde.
Les hommes démoniaques se vouent à des actes qui mèneront le monde à sa destruction. Le Seigneur enseigne dans ce verset qu'ils possèdent une intelligence amoindrie. Les matérialistes, en effet, privés de toute conception de Dieu, s'imaginent avancer sur la voie du "progrès"; en fait, selon la Bhagavad-gita, ils ne sont que privés d'intelligence et de tout sens commun. Cherchant à jouir au maximum de ce monde, ils inventent à cette fin toujours quelque chose de nouveau pour satisfaire leurs sens. Bien que tenues pour un signe du progrès de la civilisation, leurs inventions n'ont pour effet réel qu'une montée rapide de la violence et de la cruauté, envers les animaux comme envers les hommes. Les êtres démoniaques ignorent totalement selon quelles règles il faut se comporter avec autrui; et l'abattage des animaux, chez eux, est fort notoire. On les considère comme les ennemis du monde, car ils finiront par inventer ou créer l'instrument qui causera la destruction de tous les êtres. Indirectement, ce verset prévoit les armes atomiques, dont le monde entier tire aujourd'hui un si grand orgueil. A tout moment la guerre peut éclater, ces armes engendrer le chaos. Le seul but de telles inventions est, comme l'indique notre verset, de détruire le monde. C'est à cause de l'impiété que de telles armes voient le jour au sein de la société humaine; quant à leur but, il ne poursuit en rien la paix et la prospérité du monde.
dambha-mana-madanvitah
mohad grhitvasad-grahan
pravartante ’suci-vratah
Les êtres démoniaques, qui se réfugient dans la vanité de soi, l'orgueil et l'insatiable concupiscence, deviennent la proie de l'illusion. Fascinés par l'éphémère, ils consacrent leur vie à des actes malsains.
L'état d'esprit démoniaque se trouve décrit dans ce verset. La concupiscence des hommes qui en sont animés ne connaît aucun apaisement. Au contraire, ils continueront de multiplier sans fin leurs désirs insatiables de jouissance matérielle. Sous l'empire de l'illusion, ils ne se lassent pas d'accepter les choses éphémères, bien qu'ils n'en retirent qu'une constante angoisse. Privés de connaissance, ils n'ont pas même conscience de marcher dans la direction mauvaise. Ils acceptent l'éphémère, donc, et par là, édifient leur propre Dieu, composent leurs propres hymnes, qu'ils chantent à leur façon. Deux choses, en conséquence, les fascinent toujours plus: le plaisir sexuel et l'accumulation des richesses matérielles. Les mots asuci-vratah, "tâches, ou règles de vie malsaines", méritent qu'on s'y attarde. Car, ces hommes démoniaques n'éprouvent d'attrait que pour le vin, les femmes, le jeu et la consommation de chair animale; telles sont leurs habitudes malsaines (asucis). Poussés par l'orgueil et l'infatuation, ils fabriquent de toutes pièces des "principes religieux" que n'approuvent en rien les Ecrits védiques. Bien qu'ils soient tout à fait haïssables, la société les pare, artificiellement, d'une renommée trompeuse, et bien qu'ils glissent vers un enfer, il se considèrent eux-mêmes très avancés.
pralayantam upasritah
kamopabhoga-parama
etavad iti niscitah
asa-pasa-satair baddhah
kama-krodha-parayanah
ihante kama-bhogartham
anyayenartha-sancayan
Jouir des sens jusqu'au dernier moment, tel est, croient-ils, l'impératif majeur pour l'homme. Aussi leur angoisse ne connaît-elle pas de fin. Enchaînés par des centaines, par des milliers de désirs, par la concupiscence et la colère, ils entassent des richesses par voies illicites, pour satisfaire l'appétit de leurs sens.
Le plaisir des sens représente, pour les êtres démoniaques, le but ultime de la vie, auquel ils s'accrochent jusqu'à l'instant de la mort. Ils ne croient pas en la vie après la mort, ni que l'être doive revêtir différentes sortes de corps, déterminés par son karma, ses actes en ce monde. Leurs projets pour l'avenir, qu'un après l'autre sans se lasser ils élaborent, n'aboutissent jamais. Nous avons nous-mêmes connu un tel homme qui, à l'instant même de mourir, demanda à son médecin de prolonger sa vie de quatre années, pour qu'il puisse achever la réalisation de ses projets. Cet insensé ignorait, comme ses semblables, qu'un médecin n'a pas le pouvoir de prolonger la vie, fût-ce d'un seul instant. Quand vient le temps de la mort, les désirs du mourant n'entrent pas en considération. Les lois de la nature ne lui accordent pas une seconde au-delà du temps dont il devait jouir.
L'homme démoniaque, sans foi en Dieu, sans foi en l'Ame Suprême qui l'habite, s'adonne à toutes sortes d'actes coupables dans le seul but de jouir des sens. Il ne sait pas que dans son coeur se trouve un témoin: l'Ame Suprême, qui observe l'âme distincte en ses actes. Comme l'enseignent les Ecritures védiques, et plus précisément les Upanisads, deux oiseaux sont perchés sur un arbre: l'un, actif, jouit ou souffre des fruits de l'arbre, l'Autre l'observe. Mais l'être de nature démoniaque n'a aucune connaissance des Ecrits védiques, pas plus qu'il n'y attache foi; il se sent donc libre d'agir à sa guise pour la satisfaction de ses sens, et peu lui importent les conséquences de tels actes.
imam prapsye manoratham
idam astidam api me
bhavisyati punar dhanam
asau maya hatah satrur
hanisye caparan api
isvaro ’ham aham bhogi
siddho ’ham balavan sukhi
adhyo ’bhijanavan asmi
ko ’nyo ’sti sadrso maya
yaksye dasyami modisya
ity ajnana-vimohitah
Telle est la pensée de l'homme démoniaque: "Tant de richesses sont aujourd'hui miennes, et par mes plans, davantage encore viendront. Je possède aujourd'hui tant de choses, et demain plus et plus encore! Cet homme était de mes ennemis, et je l'ai tué; à leur tour, je tuerai les autres. De tout je suis le seigneur et le maître, de tout le bénéficiaire. Moi parfait, moi puissant, moi heureux, moi le plus riche, et entouré de hautes relations. Nul n'atteint ma puissance et mon bonheur. J'accomplirai des sacrifices, ferai la charité, et par là me réjouirai". C'est ainsi que le fourvoie l'ignorance.
moha-jala-samavrtah
prasaktah kama-bhogesu
patanti narake ’sucau
Confondu par des angoisses multiples et pris dans un filet d'illusions, il s'attache par trop au plaisir des sens, et sombre en enfer.
L'homme démoniaque désire s'enrichir à l'infini. Il absorbe ses pensées en des estimations quant à sa richesse présente, et intrigue pour la faire fructifier, sans fin. Dans ce but, il n'hésite pas à agir par des voies coupables, comme se livrer à des marchés clandestins, prometteurs de plaisirs illicites. Il est épris des biens que déjà il possède: la famille, les terres, la demeure, le compte en banque, et projette sans cesse de les faire croître en nombre ou en valeur. Il n'a foi qu'en son propre pouvoir, et ignore que tous ses biens sont le fruit d'actes vertueux accomplis dans le passé. Il ne conçoit nullement les causes lointaines qui lui permettent aujourd'hui d'accumuler tant de biens, mais croit qu'ils résultent de ses propres efforts. Ainsi l'homme démoniaque croit en la force de son œuvre personnelle, mais non en la loi du karma. Selon cette loi, on ne naît dans une famille noble, on ne devient riche, on ne reçoit une bonne éducation, on ne jouit d'une grande beauté, qu'en raison d'actes vertueux accomplis dans le passé. Mais l'homme démoniaque croit qu'ils résultent de ses propres efforts. Ainsi, l'homme démoniaque pense que tout cela arrive fortuitement, ou par la force de ses propres capacités. Il ne conçoit aucune intelligence à l'arrière-plan des variétés de peuples, de la beauté, de l'éducation. Quiconque entre en compétition avec lui devient son ennemi. Nombreux sont les hommes démoniaques, et chacun est un ennemi pour les autres. Cette hostilité gagne en amplitude: elle s'établit d'abord entre personnes, puis entre familles, puis entre sociétés, enfin entre nations. Aussi le monde est-il tout entier le théâtre de conflits perpétuels, de guerres, d'hostilités.
Chacun de ces êtres démoniaques se croit permis de vivre aux dépens d'autrui. En général, ils se prennent pour Dieu, l'Etre Suprême, et l'on entend des prédicateurs démoniaques haranguer ainsi leurs disciples: "Pourquoi cherchez-vous Dieu partout ailleurs? Tous, vous êtes Dieu! Libre à vous d'agir à votre guise. Ne croyez pas en un autre Dieu. Débarrassez-vous de Dieu. Dieu est mort." Telles sont les prédications des hommes démoniaques.
Un être démoniaque peut voir nombre d'hommes aussi riches et aussi puissants, ou influents que lui, ou plus encore; il n'en continuera pas moins de croire que nul ne l'égale en richesse et en puissance. Pour ce qui est de s'élever aux systèmes planétaires supérieurs, il ne croit pas en l'accomplissement de yajnas, ou sacrifices. Il pense qu'en inventant sa propre méthode de yajna et en mettant au point quelque engin, il accédera à la planète supérieure qu'il a choisie. Le meilleur exemple d'un tel homme fut Ravana. Il offrit aux peuples d'ériger un escalier gigantesque jusqu'aux planètes édéniques, afin de permettre à n'importe qui de les atteindre sans avoir à accomplir de sacrifices, tels qu'en prescrivent les Vedas. Marchant sur ses traces, les hommes de nature démoniaque s'efforcent aujourd'hui d'atteindre les systèmes planétaires supérieurs par des voies mécaniques. Ils illustrent bien la confusion, l'égarement dont parle notre verset. Ils glissent par là, sans même le savoir, vers les régions infernales. Arrêtons-nous sur les mots moha-jala. Jala, en effet, signifie "filet": pareils à des poissons pris dans un filet, les hommes démoniaques ne peuvent, par aucun moyen, échapper aux illusions qui les enveloppent.
dhana-mana-madanvitah
yajante nama-yajnais te
dambhenavidhi-purvakam
Vain de lui-même, toujours arrogant, égaré par la richesse et la fatuité, il accomplit parfois des sacrifices; mais hors de tout principe et de toute règle, ceux-ci n'en peuvent porter que le nom.
Les hommes démoniaques accomplissent parfois quelque pseudo-rite religieux ou sacrificiel, en se regardant eux-mêmes comme tout ce qui est, sans aucun souci des enseignements des autorités en la matière ou des Ecritures. Leur refus d'accepter toute autorité spirituelle leur est occasion d'arrogance. Tel est le fruit illusoire qu'engendrent l'accumulation des richesses et la fatuité. Ces hommes démoniaques empruntent parfois le rôle de prédicateurs; ils égarent les foules, et on les célèbre comme réformateurs religieux ou manifestations divines. Ils feignent, avec ostentation, d'accomplir des sacrifices, rendent un culte aux devas, ou se forgent leur propre Dieu. Les masses les proclament eux-mêmes Dieu et les adorent; les sots les tiennent pour avancés dans les principes religieux, dans les principes du savoir spirituel. Ils endossent l'habit du sannyasi et s'y livrent à toutes sortes d'actes ineptes. Ils ne prennent pas du tout garde aux restrictions que doit faire siennes le vrai sannyasi, celui qui a renoncé au monde. Ils tiennent pour assuré que toute voie que chacun peut s'inventer représente pour lui la bonne voie; qu'au contraire, il n'existe rien de semblable à une voie établie que tous doivent suivre. Les mots avidhi-purvakam, dans ce verset, soulignent tout particulièrement l'indifférence de ces hommes démoniaques à l'égard de toute règle, de tout principe. A l'origine de cette indifférence, on trouve toujours ignorance et illusion.
kamam krodham ca samsritah
mam atma-para-dehesu
pradvisanto ’bhyasuyakah
Ayant cherché son refuge dans le faux ego, dans la puissance, l'orgueil, la concupiscence et la colère, le démoniaque blasphème la vraie religion et M'envie, Moi le Seigneur Suprême, qui réside en son corps même, comme en celui des autres.
L'homme démoniaque, parce que toujours hostile à la suprématie de Dieu, répugne à croire en les Ecritures. Il est envieux des Ecritures et de l'existence de Dieu, la Personne Suprême. Tels sont les fruits de son pseudo prestige, de sa richesse et de sa puissance. Il ignore que sa vie présente en prépare une autre. Par suite, il éprouve de l'envie à l'égard de lui-même, comme à l'égard d'autrui. Sur son propre corps et sur le corps d'autrui, il se livre à des actes de violence. Dépourvu de savoir, il fait fi du contrôle souverain de la Personne Suprême. Jaloux des Ecritures et de Dieu, la Personne Suprême, il produit de fausses thèses pour nier toute existence divine; il "réfute" l'autorité des Ecritures. Dans chacun de ses actes, il se croit indépendant et tout-puissant. Il s'imagine que puisque nul ne l'égale en force, en pouvoir ou richesse, il peut agir comme bon lui semble, sans que nul ne puisse l'en empêcher. Qu'il ait alors un ennemi, susceptible de le freiner dans sa quête du plaisir des sens, et il élaborera toutes sortes de projets pour le rabaisser en manifestant sa propre puissance.
samsaresu naradhaman
ksipamy ajasram asubhan
asurisv eva yonisu
Les envieux et malfaisants, les derniers des hommes, Je les plonge dans l'océan de l'existence matérielle sous les diverses formes de la vie démoniaque.
Ce verset indique clairement que la fonction de placer telle âme distincte dans tel corps de matière est le privilège de la volonté suprême. L'homme démoniaque peut ne pas consentir à reconnaître la suprématie du Seigneur Suprême et agir selon ses caprices; mais les circonstances de sa prochaine vie, c'est le Seigneur qui en décidera, pas lui.
Le Srimad-Bhagavatam, au troisième Chant, enseigne que l'âme incarnée est mise, après la mort du corps, dans la matrice d'une mère, où, sous la direction d'une puissance supérieure, elle revêt un nouveau corps, bien déterminé. Ainsi voyons-nous évoluer, au coeur de l'existence matérielle, d'innombrables formes de vie -bêtes, insectes, hommes... -, qui toutes sont pensées par cette puissance supérieure. Elle ne sont évidemment pas dues au hasard. Quant aux êtres démoniaques, il apparaît clairement ici que sans cesse ils sont contraints de renaître dans le sein d'asuras; ils conserveront ainsi leur nature envieuse, demeureront les derniers des hommes. Toujours pleins de concupiscence, toujours haineux et violents, toujours malsains, ils évoquent les bêtes de la jungle.
mudha janmani janmani
mam aprapyaiva kaunteya
tato yanty adhamam gatim
Ceux-là, renaissant vie après vie au sein des espèces démoniaques, jamais ne peuvent M'approcher, ô fils de Kunti. Peu à peu, ils sombrent dans la condition la plus sinistre.
Chacun sait que Dieu manifeste une miséricorde infinie. Nous apprenons toutefois, dans ce verset, qu'Il ne la fait jamais paraître aux hommes démoniaques. Notre verset, en effet, l'enseigne clairement: ces hommes sont contraints, vie après vie, d'entrer dans le sein d'êtres tout aussi démoniaques; ainsi privés de la miséricorde du Seigneur, ils sombrent toujours plus, pour finir dans des corps de chien, de chat, de porc... Il est donc clairement établi que ces hommes démoniaques n'ont pratiquement aucune chance de recevoir, dans le présent comme dans le futur, la miséricorde de Dieu. Les Vedas indiquent également que de tels êtres se dégradent peu à peu jusqu'à devenir des chiens et des porcs. On objectera peut-être que Dieu ne devrait pas être tenu pour infiniment miséricordieux s'Il refuse Sa grâce aux êtres démoniaques. En réponse, le Vedanta-sutra nous apprend que le Seigneur Suprême n'a de haine pour personne. L'acte de placer les asuras dans les formes de vie les plus basses ne représente en fait qu'un autre aspect de Sa miséricorde. Il arrive parfois que les asuras soient tués par le Seigneur; mais un tel acte leur est bénéfique, car, comme l'enseignent les Textes védiques, quiconque est mis à mort par le Seigneur atteint la libération. On trouve, dans l'histoire, de nombreux exemples d'asuras, tels Ravana, Kamsa, Hiranyakasipu, devant qui le Seigneur apparut, en des Formes diverses, à seule fin de les anéantir. La miséricorde de Dieu se trouve donc également manifestée aux asuras, s'ils ont la fortune d'être par Lui tués.
dvaram nasanam atmanah
kamah krodhas tatha lobhas
tasmad etat trayam tyajet
Trois portes ouvrent sur cet enfer: la concupiscence, la colère et l'avidité. Que tout homme sain d'esprit les referme, car elles conduisent l'âme à sa perte.
Ce verset décrit les origines de la vie démoniaque. L'homme cherche à satisfaire sa concupiscence; s'il n'y parvient pas, alors surviennent colère et avidité. C'est pourquoi l'homme sain, qui ne veut pas choir dans les espèces démoniaques, doit essayer de se défaire de ces trois ennemis, capables de "tuer", d'étouffer l'âme, au point de lui ôter toute chance de s'affranchir des rets de l'existence matérielle.
tamo-dvarais tribhir narah
acaraty atmanah sreyas
tato yati param gatim
O fils de Kunti, l'homme qui a su éviter ces trois portes de l'enfer voue son existence à des actes qui engagent dans la réalisation spirituelle. Il atteint ainsi peu à peu le but suprême.
Il faut bien se garder contre ces trois ennemis de la vie humaine: la concupiscence, la colère et l'avidité. Plus l'homme s'en affranchit, et plus son existence est purifiée. Il peut alors observer les règles et principes des Ecritures védiques. En suivant ainsi les principes régulateurs de la vie humaine, il s'élève graduellement au niveau de la réalisation spirituelle. Et si, en observant ces principes, il se trouve encore assez heureux pour parvenir à la conscience de Krsna, dès lors pour lui la réussite est assurée.
Les Textes védiques recommandent les voies d'action intéressée par quoi l'homme pourra parvenir à l'étape de purification. L'essentiel est qu'il s'affranchisse de la concupiscence, de la colère et de l'avidité. Par la connaissance ainsi acquise, il pourra ensuite s'élever au plus haut niveau de réalisation spirituelle, qui trouve sa perfection dans le service de dévotion. Dans ce service de dévotion, la libération de l'âme conditionnée est sûre. Voilà pourquoi le système védique respecte l'institution du varnasrama, ou la division de la société en quatre varnas et asramas, qui constituent respectivement les groupes de travail et les étapes de la vie spirituelle. En chacun de ces varnas et asramas, il existe certains principes, certaines règles, et celui qui peut les observer s'élèvera tout naturellement au plus haut niveau de réalisation spirituelle. Là, sa libération ne fera plus de doute.
vartate kama-karatah
na sa siddhim avapnoti
na sukham na param gatim
Celui, en revanche, qui rejette les préceptes des Ecritures pour agir selon son caprice, celui-là n'atteint ni la perfection, ni le bonheur, ni le but suprême.
Comme nous l'avons déjà vu, la direction des sastras, ou sastra-vidhi, est spécifique pour chaque varna et asrama. Ces principes et règles des sastras doivent être suivis de tous. Celui qui ne les observe pas et agit selon son caprice, poussé par la concupiscence, la colère et l'avidité, jamais ne peut espérer connaître la perfection. Autrement dit, quelqu'un peut toujours avoir une connaissance théorique de ces principes, mais s'il ne les applique pas dans sa propre vie, on doit le tenir pour le dernier d'entre les hommes. Une fois parvenu à la forme humaine, l'être vivant est censé devenir sain d'esprit et capable de suivre les principes qui lui sont donnés pour s'élever à la position la plus haute; mais qu'il néglige leur observance et il se retrouvera dégradé. Toutefois, si, même en suivant ces règles et principes moraux, il ne parvient pas, en dernier lieu, à connaître le Seigneur Suprême, toute la connaissance qu'il aura pu acquérir se trouvera frappée de vanité. Il lui faut donc s'élever graduellement au niveau de la conscience de Krsna, du service de dévotion; là, et là seulement, il pourra atteindre la plus haute perfection.
Arrêtons-nous sur les mots kama-karatah. Ils nous apprennent qu'un homme qui viole sciemment les règles agit poussé par la concupiscence. Il sait bien que tel acte est interdit, mais s'y livre pourtant, ou que tel acte doit être accompli, mais s'en abstient pourtant. Voilà ce qu'on entend par agir selon son caprice. Ces hommes-là sont voués à connaître la condamnation du Seigneur Suprême. Ils ne peuvent atteindre la perfection à quoi est destinée la forme humaine. La forme humaine, en effet, a pour but la purification de l'existence, et celui qui refuse d'en observer les règles et les principes ne peut se purifier, ni trouver le bonheur véritable.
karyakarya-vyavasthitau
jnatva shastra-vidhanoktam
karma kartum iharhasi
Ce qu'est ton devoir et ce qu'il n'est pas, sache donc le déterminer à la lumière des principes que donnent les Ecritures. Connaissant ces lois, agis de manière à graduellement t'élever.
Comme l'enseignait le quinzième chapitre, toutes les règles et restrictions des Vedas ont pour seul but de nous faire connaître Krsna. Celui qui, à la lumière de la Bhagavad-gita, comprend la nature de Krsna et s'établit dans la conscience de Krsna en s'engageant dans le service de dévotion, celui-là a déjà atteint la plus haute perfection du savoir offert par les Ecritures védiques. Cette méthode, Sri Caitanya Mahaprabhu, nul autre que le Seigneur, en a rendu l'accès facile: Il demandait à tous de simplement chanter:
hare krsna hare krsna krsna krsna hare hare
hare rama hare rama rama rama hare hare
de servir le Seigneur avec amour et dévotion et de goûter aux reliefs de l'offrande de nourriture présentée à la murti. On doit voir en celui qui s'engage dans ces activités dévotionnelles quelqu'un qui a déjà étudié tous les Textes védiques, qui en est arrivé à la parfaite conclusion. Bien entendu, l'homme non établi dans la conscience de Krsna, dans le service de dévotion, doit apprendre, à partir des préceptes des Vedas, ce qu'il faut faire et ne pas faire. Il doit agir selon ces préceptes, sans discuter. Voilà ce que signifie observer les principes des sastras, des Ecritures. Les sastras sont libres des quatre imperfections propres à l'âme conditionnée: des sens imparfaits, la certitude d'être sujet à l'illusion, celle de commettre des erreurs, et la tendance à tromper autrui. Ces quatre imperfections font que l'être conditionné ne peut créer de lui-même ni règles ni principes. Voilà pourquoi les règles et principes donnés dans les sastras, qui transcendent ces imperfections, sont acceptés tels quels par tous les grands saints, acaryas et mahatmas.
On trouve, en Inde, plusieurs écoles de philosophie spirituelle, qui se classent généralement en deux groupes: impersonnaliste et personnaliste. Néanmoins, leurs adeptes à tous deux règlent leur vie selon les principes des Vedas. A défaut, il devient impossible de s'élever à la perfection. Pour cette raison, celui qui saisit vraiment la teneur des sastras se voit considéré comme grandement fortuné.
L'aversion pour les principes qui mènent à connaître Dieu, la Personne Suprême, constitue, dans la société humaine, la cause de toutes les chutes. Et en cette aversion réside la pire des offenses que puisse commettre l'être humain. Comme suite à cette offense, maya, l'énergie matérielle du Seigneur Suprême, impose sans cesse aux âmes conditionnées, sous la forme des trois sortes de souffrances, d'innombrables déboires. Cette énergie matérielle se compose des trois gunas, et l'on doit s'élever au moins jusqu'à la vertu avant d'accéder à la voie vers la connaissance du Seigneur Suprême. Sinon, il faudra demeurer dans la passion et l'ignorance, les deux gunas se trouvant à la source de l'existence démoniaque. Les hommes que dominent passion et ignorance dénigrent les Ecritures, dénigrent les sadhus, ou saints hommes, dénigrent l'attitude même nécessaire à la compréhension de l'enseignement du maître spirituel, et négligent les règles des sastras. Même s'ils entendent parler des gloires du service de dévotion, ils n'éprouvent à leur endroit aucune attraction. Ils préfèrent suivre la "voie d'élévation" qu'ils ont eux-mêmes concoctée. Tels sont donc certains des défauts qui marquent la société humaine et la mènent au mode d'existence démoniaque. Celui, cependant, qui peut recevoir la direction d'un maître spirituel authentique, capable de le conduire à la voie de l'élévation, au niveau supérieur, celui-là verra sa vie couronnée de succès.
Ainsi s'achèvent les enseignements de Bhaktivedanta sur le seizième chapitre de la Srimad-Bhagavad-gita, intitulé: "Natures divine et démoniaque".