Le parfait renoncement.
sannyasasya maha-baho
tattvam icchami veditum
tyagasya ca hrishikesha
prithak kesi-nisudana
Arjuna dit:
J'aspire à connaître le but du renoncement [tyaga], ô Toi au bras-puissant, et aussi le but du sannyasa, ô Vainqueur du monstre Kesi, ô Hrsikesa.
La Bhagavad-gita s'achève en fait avec le dix-septième chapitre. Le dix huitième constitue un résumé complémentaire de ce qui est apparu dans les dix-sept premiers. Or, chacun de ces chapitres voit Sri Krsna souligner que le service de dévotion offert à Sa Personne constitue le but ultime de l'existence. C'est ce que résumera donc le dix-huitième chapitre, en appelant le service de dévotion la voie la plus "confidentielle" du savoir. Les six premiers chapitres mettent déjà l'accent sur le service de dévotion:
"De tous les yogis, ou spiritualistes, celui qui pense toujours à Moi intérieurement est le plus grand."
Les six chapitres suivants développent à leur tour l'idée du service de dévotion pur, de sa nature et des activités qu'il comporte. Enfin, la troisième tranche de six chapitres décrit, outre le service de dévotion, le savoir, le renoncement et les actes (de nature matérielle et de nature spirituelle), pour en arriver à conclure que tout acte doit être accompli en relation avec le Seigneur, Visnu, la Personne Suprême, que désignent les mots om tat sat. Dans cette troisième partie, la Bhagavad-gita fonde le service de dévotion à travers l'enseignement et l'exemple des précédents acaryas, ainsi qu'à travers le Brahma-sutra, ou Vedanta-sutra, qui, à l'exclusion de tout autre, en fait le but ultime de l'existence. Certains impersonnalistes considèrent qu'ils détiennent le monopole du savoir sur le Vedanta-sutra, alors qu'en vérité il a pour objet de permettre la compréhension du service de dévotion offert à la Personne de Dieu, puisque, comme l'affirme le quinzième chapitre, c'est le Seigneur Lui-même qui en est à la fois l'auteur et le connaissant. Tout Ecrit révélé, tout Veda, a pour objectif le service de dévotion. Tel est l'enseignement de la Bhagavad-gita.
Comme le deuxième chapitre, qui donne un aperçu de la Bhagavad-gita tout entière, le dix-huitième résume tous les préceptes qu'elle énonce. Le renoncement et l'élévation au-delà des trois gunas s'y trouve désigné comme formant le but de l'existence. Le renoncement (tyuga) et le sannyasa: tels sont deux sujets bien distincts de la Bhagavad-gita, sur lesquels Arjuna, désireux d'en éclaircir le sens, s'enquiert auprès du Seigneur.
Dans notre verset, les mots "Hrsikesa" et "Kesinisudana", par quoi Arjuna s'adresse au Seigneur Suprême, ont une signification particulière: Hrsikesa est Krsna, le maître de tous les sens, qui peut toujours aider l'être à trouver la sérénité. Arjuna Lui demande de résumer tous Ses enseignements afin d'y puiser la constance. Quelques doutes l'assaillent encore, et les doutes sont toujours comparables à des monstres malfaisants. C'est pourquoi il désigne ici le Seigneur par le Nom de Kesinisudana. Kesi était un monstre à la puissance formidable que Krsna détruisit; Ajurna attend donc du Seigneur qu'il anéantisse le monstre du doute.
kamyanam karmanam nyasam
sannyasam kavayo viduh
sarva-karma-phala-tyagam
prahus tyagam vicakshanah
Le Seigneur Bienheureux dit:
Abandonner les fruits de tout acte, voilà ce qu'entendent les sages par ce mot, "renoncement" [tyaga]. Et ce que les grands érudits nomment "sannyasa", c'est l'état même de l'homme qui pratique ce renoncement.
L'homme doit se défaire de l'action intéressée: telle est l'instruction de la Bhagavad-gita. Mais il doit cependant conserver l'action qui mène au haut savoir spirituel, ce qu'établira clairement le verset suivant. Les Ecrits védiques prescrivent nombre de méthodes pour accomplir le sacrifice, selon les résultats particuliers que l'on désire: avoir un digne fils, s'élever aux planètes édéniques, etc., mais tout sacrifice dont le but est de satisfaire quelque désir personnel doit être rejeté. Toutefois, le sacrifice accompli pour purifier le coeur, ou pour le progrès dans la science spirituelle, ne doit pas être abandonné.
karma prahur manisinah
yajna-dana-tapah-karma
na tyajyam iti capare
Certains sages affirment que toute action intéressée doit être reniée, quand d'autres soutiennent que les actes de sacrifice, d'austérité et de charité ne doivent jamais être délaissés.
Nombre de pratiques mentionnées dans les Ecritures védiques donnent lieu à des contestations. Il y est dit, par exemple, que l'on peut immoler un animal lors d'un sacrifice; certains, d'autre part, soutiennent que tuer un animal est toujours un acte abominable. Les Ecritures védiques recommandent, il est vrai, le sacrifice animal, mais sachons qu'en de tels sacrifices, l'animal n'est pas vraiment tué. Ces sacrifices doivent en effet lui apporter une vie nouvelle: il obtient parfois une autre forme animale, et parfois encore, il se trouve immédiatement promu à la forme humaine. Les sages, cependant, professent là-dessus des opinions partagées: certains affirment que l'on ne doit jamais tuer un animal, d'autres qu'il est bon de le faire lors de certains sacrifices bien déterminés. Ces différentes opinions sur le sacrifice sont maintenant tranchées par le Seigneur en personne.
tyage bharata-sattama
tyago hi purusha-vyaghra
tri-vidhah samprakirtitah
De Mes lèvres à présent, ô meilleur des Bharatas, écoute la nature du renoncement. Les Ecritures, ô tigre entre les hommes, distinguent en lui trois ordres.
Il existe différentes opinions sur le renoncement, mais dans ce verset, Sri Krsna, la Personne Suprême, donne Son jugement personnel, qui doit être tenu pour définitif. Car, en fait, les Vedas ne sont-ils pas un ensemble de lois dont Il est Lui-même l'auteur? Ici, le Seigneur est présent en personne, et Sa parole doit être considérée comme décisive. Il dit qu'il faut voir le processus du renoncement en fonction des gunas qui influencent son accomplissement.
na tyajyam karyam eva tat
yajno danam tapas caiva
pavanani manisinam
On ne doit nullement renoncer aux actes de sacrifice, d'austérité et de charité: il faut certes les accomplir. Au vrai, ces sacrifices, austérités et charités sanctifient même les grandes âmes.
Les yogis doivent agir dans le but d'élever à un niveau supérieur la société humaine. On compte de nombreux rites purificatoires qui visent à élever l'homme à la vie spirituelle. La cérémonie du mariage, par exemple, est tenue pour l'un d'eux, qu'on nomme vivaha-yajna. Un sannyasi, un homme engagé dans l'ordre du renoncement, qui a tranché tous ses attachements à la famille, devrait-il encourager la cérémonie du mariage? Le Seigneur enseigne ici qu'aucun sacrifice visant au bien de l'humanité ne doit être rejeté. Le vivaha-yajna, ou cérémonie du mariage, a pour but de régulariser le mental de façon à ce qu'il trouve la paix nécessaire au progrès spirituel. Ce vivaha-yajna devrait être conseillé à la majorité des hommes, et ce, même par les sannyasis. Le sannyasis se doit de ne jamais avoir de contact avec les femmes; rien n'empêche, cependant, qu'un jeune homme, appartenant à un asrama moins élevé, prenne une épouse lors d'une cérémonie de mariage. Tous les sacrifices prescrits ont pour objectif d'atteindre le Seigneur Suprême. Aussi les êtres qui participent aux premiers asramas doivent-ils continuer de les accomplir.
De même, les actes charitables visent à la purification du coeur. Comme nous l'avons déjà vu, si la charité s'exerce à l'endroit de personnes qui en sont dignes, elle mène à une vie spirituelle élevée.
sangam tyaktva phalani ca
kartavyaniti me partha
niscitam matam uttamam
Mais toutes ces pratiques, il faut les accomplir sans en attendre aucun fruit, seulement par sens du devoir, ô fils de Prtha. Telle est Mon ultime pensée.
Bien que les sacrifices apportent tous, comme fruit, la purification, on doit les accomplir sans rechercher aucun résultat. En d'autres termes, il faut rejeter tout sacrifice visant au progrès matériel, mais jamais abandonner celui qui purifie l'existence et élève au niveau spirituel. Tout ce qui conduit à la conscience de Krsna doit être encouragé. Le Srimad-Bhagavatam enseigne également cela quand il dit d'accepter tout acte menant au service de dévotion offert au Seigneur. Tel est le plus haut critère de la religion. Un dévot du Seigneur doit en effet accepter toutes sortes de tâches, de sacrifices ou d'actes charitables s'ils peuvent l'aider dans l'œuvre de mener à bien le service de dévotion qu'il offre au Seigneur.
karmano nopapadyate
mohat tasya parityagas
tamasah parikirtitah
Jamais on ne doit renoncer au devoir prescrit. De l'homme qui, sous l'emprise de l'illusion, le délaisse, on dit que son renoncement relève de l'ignorance.
On doit rejeter les actes visant à la satisfaction matérielle, mais accomplir ceux qui élèvent au niveau spirituel et qui sont recommandés par les Ecritures, tels que préparer de la nourriture pour le Seigneur Suprême, Lui offrir les mets, puis accepter les reliefs de Son repas. Il est dit qu'un sannyasi ne doit pas cuisiner pour sa propre personne. Certes, on ne saurait cuisiner pour soi, mais le faire pour le Seigneur n'est nullement interdit. De même, le sannyasi pourra présider une cérémonie de mariage en vue d'aider son disciple à progresser dans la conscience de Krsna. De celui qui renonce à de telles actions, on doit savoir qu'il agit dans les ténèbres de l'ignorance.
kaya-klesa-bhayat tyajet
sa kritva rajasam tyagam
naiva tyaga-phalam labhet
Et celui qui, par crainte, ou le jugeant pénible, se dérobe au devoir prescrit, on le dit dominé par la passion. Jamais un tel acte ne saurait conférer l'élévation qui résulte du renoncement.
Le bhakta établi dans la conscience de Krsna ne doit pas renoncer à gagner de l'argent de peur de se compromettre par là dans l'action intéressée. Si pour la cause de la conscience de Krsna il peut utiliser l'argent gagné par son travail, il ne doit pas s'y dérober. Et si, par exemple, en se levant plus tôt il peut progresser dans la conscience de Krsna, il ne doit pas s'y refuser. Un tel renoncement, motivé par la crainte ou par le fait que ces activités présentent quelque difficulté, appartiendrait à la passion. Et le fruit des actes que conduit la passion s'avère toujours douloureux. Celui qui, sous l'influence de la passion, renonce à son devoir, n'obtiendra jamais les résultats qu'engendre le renoncement.
niyatam kriyate ’rjuna
sangam tyaktva phalam caiva
sa tyagah sattviko matah
Mais celui qui accomplit le devoir prescrit pour la seule raison qu'il doit être accompli, sans aucun attachement pour les fruits de son acte, celui-là, ô Arjuna, son renoncement procède de la vertu.
Tel est l'état d'esprit qui doit accompagner l'accomplissement du devoir. Il faut agir sans attachement pour les fruits et ne pas s'identifier aux caractères propres de l'acte. Le bhakta qui travaille dans une usine ne s'identifie pas au travail de l'usine, ni aux ouvriers. Il se contente de travailler pour Krsna. Et parce qu'il abandonne à Krsna les fruits de son labeur, il agit au niveau spirituel, par-delà l'influence des gunas.
kusale nanusajjate
tyagi sattva-samavisto
medhavi chinna-samsayah
L'homme d'intelligence, établi dans la vertu, qui ne hait l'action défavorable ni ne s'attache à l'action propice, n'éprouve aucun doute quant à l'agir.
L'homme conscient de Krsna, ou établi dans la vertu pure, n'éprouve aucun ressentiment à l'égard des êtres ou des choses qui mettent son corps en situation inconfortable. Il agit au lieu et au temps qu'il convient, sans aucune appréhension des désagréments que pourrait engendrer l'accomplissement de son devoir. Cet homme, situé au niveau spirituel, au-delà de la matière, il faut le voir comme pourvu de la plus haute intelligence et entièrement affranchi du doute dans ses actes.
tyaktum karmany asesatah
yas tu karma-phala-tyagi
sa tyagity abhidhiyate
Impossible, en vérité, est, pour l'être incarné, le renoncement à tout acte. Et donc, le vrai renoncement, on dira que le pratique celui qui renonce aux fruits de l'acte.
La Bhagavad-gita enseigne qu'en aucune circonstance on ne peut cesser d'agir. Voilà pourquoi celui qui agit pour Krsna, sans chercher à jouir des fruits de ses oeuvres, et qui Lui offre tout, pratique le véritable renoncement. On compte de nombreux membres de l'Association Internationale pour la Conscience de Krsna qui poursuivent un dur labeur dans quelque usine, bureau ou autre, et qui donnent à l'Association la totalité de leur gain. Ces âmes très élevées sont en vérité des sannyasis, établis dans le renoncement. Ce verset montre clairement de quelle manière renoncer aux fruits de l'action, ainsi que le but pour lequel on doit le faire.
tri-vidham karmanah phalam
bhavaty atyaginam pretya
na tu sannyasinam kvacit
Le triple fruit des actes -désirable, indésirable et mixte- guette, après la mort, l'homme qui n'a pas pratiqué le renoncement. Mais le sannyasi n'aura ni à jouir ni à souffrir d'un tel fruit.
L'homme conscient de Krsna, qui agit en pleine connaissance de la relation qui l'unit au Seigneur, est à chaque instant libéré. A sa mort, il n'aura donc pas a jouir ou à souffrir des fruits de ses actes.
karanani nibodha me
sankhye kritante proktani
siddhaye sarva-karmanam
adhisthanam tatha karta
karanam ca prithag-vidham
vividhas ca prithak cesta
daivam caivatra pancamam
Laisse-Moi t'instruire, ô Arjuna aux-bras-puissants, des cinq facteurs de l'acte, que décrit la philosophie du sankhya: ils sont le lieu, l'auteur, les sens, l'effort et, surtout, l'Ame Suprême.
On peut se demander pourquoi, si tout acte doit entraîner une conséquence, l'homme conscient de Krsna n'a pas à jouir ou à souffrir de suites à ses actes. Pour en faire la démonstration, le Seigneur Se réfère à la philosophie du Vedanta. Il enseigne qu'il est cinq causes à tout acte, cinq causes à leur succès, et qu'on se doit de les connaître. Le sankhya représente la base du savoir, et le Vedanta, la somme du savoir, ce que reconnaissent tous les grands acaryas. Même Sankaracarya accepte comme tel le Vedanta-sutra. Un Ecrit faisant telle autorité mérite donc qu'on le consulte.
L'ultime volonté se trouve investie en l'Ame Suprême, comme l'enseigne la Bhagavad-gita, et cette Ame Suprême engage chacun en des actes spécifiques. L'acte accompli sous Sa direction, qu'Elle donne de l'intérieur, n'engendre nulle conséquence, en cette vie comme en la prochaine.
Les instruments de l'acte sont les sens; à travers eux, l'âme agit de diverses manières, et pour chaque acte, elle fournit un effort particulier. Mais en dernier lieu, tous les actes de l'être dépendent de la volonté de l'Ame Suprême, sise dans le coeur de chacun en tant que son ami. Le Seigneur est donc, dans l'acte, la cause suprême. Voilà pourquoi celui qui agit dans la conscience de Krsna sous la direction de l'Ame Suprême sise en son coeur, n'est lié par aucun de ses actes. L'homme tout entier établi dans la conscience de Krsna n'est pas, en fait, redevable de ses actes; pour lui, tout repose sur la volonté suprême, l'Ame Suprême, Dieu, l'Etre Souverain.
karma prarabhate narah
nyayyam va viparitam va
pancaite tasya hetavah
Quelque acte, bon ou mauvais, que l'homme accomplisse par le corps, le mental ou le verbe, procède de ces cinq facteurs.
Il faut s'attarder sur le sens des mots "bon" et "mauvais" dans ce verset. L'acte bon est celui qui s'accomplit selon l'enseignement des Ecritures, et l'acte mauvais celui qui va à l'encontre des préceptes scripturaires. Mais tout acte nécessite les cinq facteurs pour son plein accomplissement.
atmanam kevalam tu yah
pasyaty akrita-buddhitvan
na sa pasyati durmatih
Et donc, celui qui se croit seul agissant, qui ne considère pas les cinq facteurs de l'acte, ne montre certes pas grande intelligence, et se trouve par là dans l'incapacité de voir les choses en leur juste relief.
Le sot ne peut comprendre que l'Ame Suprême soit située à l'intérieur de son corps en tant qu'ami, et que là Elle conduise ses actes. Si les causes matérielles de l'acte sont le lieu, l'auteur, l'effort et les sens, la cause ultime en est l'Etre Suprême, le Seigneur. Il ne faut donc pas limiter sa vision aux quatre causes matérielles, mais bien sûr l'étendre également à la cause efficiente, la cause suprême. Celui qui ne voit pas le Suprême se croit lui-même la cause de l'acte.
buddhir yasya na lipyate
hatvapi sa imaû lokan
na hanti na nibadhyate
Celui dont les actes ne sont pas motivés par le faux ego, dont l'intelligence ne s'enlise pas, tuât-il en ce monde, jamais ne tue. Jamais non plus ses actes ne l'enchaînent.
Le Seigneur informe ici Arjuna que son désir de ne pas combattre procède du faux ego. Arjuna se croyait le seul agissant, il oubliait de considérer que l'Etre Suprême est Celui qui, de l'intérieur comme de l'extérieur, sanctionne l'acte. Et en quoi celui qui ignore cette vérité serait-il poussé à l'action? L'homme, cependant, qui sait de quelle nature sont les instruments de l'acte, qui se connaît pour l'agissant et voit le Seigneur Suprême en tant que maître de la sanction ultime, celui-là est parfait en tout ce qu'il accomplit. Il n'est jamais la proie de l'illusion. L'action égocentrique, avec la responsabilité qu'elle entraîne pour son auteur, procède du faux ego et de l'impiété, du manque de conscience de Krsna. Celui qui agit dans la conscience de Krsna, sous la direction de l'Ame Suprême, du Seigneur, celui-là, tuât-il, jamais ne tue. Il n'est jamais non plus sujet aux suites d'un tel acte. Qu'un soldat tue un ennemi sur l'ordre d'un supérieur, et il ne sera pas soumis au jugement. Mais qu'il tue de sa propre initiative, et il sera traîné devant une cour de justice.
tri-vidha karma-codana
karanam karma karteti
tri-vidhah karma-sangrahah
Le savoir, l'objet du savoir et le connaissant sont les trois facteurs qui suscitent l'acte. Les sens, l'acte en soi et son auteur forment la triple base de toute action.
Il est trois sortes de stimulus pour les actes quotidiens: le savoir, l'objet du savoir et le connaissant. Les instruments de l'acte, l'acte en soi et son auteur sont appelés les éléments constituants de l'acte. Tout acte accompli par l'homme comporte ces six éléments. Précédant l'acte on trouve un stimulus, qu'on nomme l'inspiration. Et toute solution qui se présente à l'esprit avant la réalisation de l'acte n'est autre qu'une forme subtile de cet acte. En second lieu, cette forme subtile se manifeste, se change en l'acte lui-même; mais il faut d'abord traverser les processus psychologiques que sont le penser, le sentir et le vouloir, et qui constituent ce qu'on désigne sous le nom de stimulus. Ce stimulus, cette inspiration, ou la foi qui conduit à accomplir l'acte, et qui réfère en vérité au savoir, demeure le même qu'il vienne des Ecritures ou du maître spirituel. Et, quand l'inspiration et l'auteur se trouvent réunis, l'acte lui-même s'accomplit par le concours des sens. Le mental est le centre de tous les sens, et l'objet du mental est l'acte en soi. Telles sont les différentes phases de l'acte telles que les décrit la Bhagavad-gita. Les mots karma-sangrahah, "l'ensemble de l'action", indiquent la triple base de toute action.
tridhaiva guna-bhedatah
procyate guna-sankhyane
yathavac chrnu tany api
Il est trois ordres de savoir, d'actes et d'agissants; ils correspondent aux trois gunas. Ecoute-Moi te les décrire.
Le quatorzième chapitre traite de façon élaborée des trois gunas. Nous pouvons y lire que de la vertu procède l'illumination, de la passion le matérialisme, et de l'ignorance la paresse et l'indolence. Tous les gunas enchaînent l'être à la matière; aucun d'entre eux ne saurait faire accéder à la libération. La vertu elle-même est facteur de conditionnement. Dans le dix-septième chapitre, le Seigneur décrit les diverses formes d'adoration, accomplies par les diverses sortes d'hommes, et déterminées par l'influence qu'exercent sur eux les gunas. Et dans notre verset, Il exprime Son désir de traiter des différentes sortes de savoir, d'actes et d'agissants, selon leur participation respective aux trois gunas.
bhavam avyayam iksate
avibhaktam vibhaktesu
taj jnanam viddhi sattvikam
Le savoir par quoi l'on distingue en toutes existences une essence spirituelle unique, impérissable, une au sein du multiple, ce savoir, sache-le, procède de la vertu.
Celui qui voit une âme spirituelle en chaque être vivant -deva, homme, bête, oiseau, être aquatique ou plante- celui-là possède un savoir relevant de la vertu. Les êtres sont dotés de différents corps, que déterminent leurs actes antérieurs, mais en chacun de ces corps se trouve une âme spirituelle. Comme l'a enseigné le septième chapitre, la force vitale en chaque corps provient de l'énergie supérieure du Seigneur Suprême. Aussi, l'être qui en chaque corps voit cette unique nature supérieure, cette force vitale, celui-là possède la vision de la vertu. Les corps périssent, mais non pas cette énergie vitale, qui est éternelle. Parce que les formes de l'existence conditionnée sont multiples, on distingue les êtres en fonction du corps qu'ils revêtent, ce qui peut les faire voir comme divisés. Le savoir impersonnel dont parle ce verset conduit finalement l'être qui le possède à la réalisation spirituelle.
nana-bhavan prithag-vidhan
vetti sarveshu bhutesu
taj jnanam viddhi rajasam
Mais le savoir par quoi l'on perçoit l'existence, en divers corps, d'autant d'êtres aux natures différentes, ce savoir, sache-le, appartient à la passion.
Le concept selon lequel le corps matériel est l'être vivant lui-même, et selon lequel la conscience périt avec le corps, recouvre un savoir appartenant à la passion. Pour lui, les corps se distinguent les uns des autres à cause de développements différents dans l'ordre de la conscience, mais il affirme également que cette conscience n'est pas manifestée par une âme distincte du corps. Le corps et l'âme s'identifient et il n'existe pas d'âme autre que par le corps. Toujours selon ce savoir, la conscience n'est qu'éphémère. Ou encore, il n'existe pas d'âmes distinctes, mais une âme omniprésente, omnisciente, et le corps n'est que la manifestation d'une ignorance éphémère. Ou bien, il n'existe, au-delà du corps, ni âme distincte ni Ame Suprême. Tous ces concepts sont tenus pour les produits de la passion.
karye saktam ahaitukam
atattvartha-vad alpam ca
tat tamasam udahrtam
Quant au savoir par quoi, aveugle à la vérité, on s'attache à une seule sorte d'action, comme si elle était tout, ce savoir, fort restreint, il est dit qu'il relève des ténèbres de l'ignorance.
Le savoir de l'homme ordinaire relève toujours des ténèbres de l'ignorance, puisque les êtres conditionnés naissent tous dans l'ignorance. Le savoir qui n'est pas développé à partir des enseignements de personnes autorisées ou des Ecritures se limite au corps. Celui qui le possède ne se soucie pas le moins du monde d'agir conformément aux préceptes scripturaires. Pour un tel être, Dieu est l'argent, et le savoir ce qui permet de satisfaire les demandes du corps. Un tel savoir ne touche en rien à la Vérité Absolue. Plus ou moins identique à celui de l'animal, il se rapporte au manger, au dormir, à l'accouplement et à la défense. Notre verset le décrit comme un produit de l'ignorance ténébreuse. En bref, donc, le savoir concernant l'âme spirituelle, située au-delà du corps, procède de la vertu; le savoir qui, par la logique matérielle et la spéculation intellectuelle, engendre théories et doctrines sans fin appartient à la passion; enfin, celui qui ne s'étend qu'au maintien du corps dans le confort relève de l'ignorance.
araga-dvesatah kritam
aphala-prepsuna karma
yat tat sattvikam ucyate
L'acte que dicte le devoir, l'acte qui s'accomplit sans attachement, sans attrait ni aversion, et s'accompagne du renoncement à ses fruits, cet acte, on le dit procéder de la vertu.
Les actes, les devoirs prescrits et assignés par les Ecritures pour chacun des varnas et asramas, accomplis sans attachement, sans aucun sentiment de possession, et donc sans attrait ni aversion, mais dans la conscience de Krsna, pour satisfaire non sa propre personne mais l'Etre Suprême, ces actes sont dits relever de la vertu.
sahankarena va punah
kriyate bahulayasam
tad rajasam udahrtam
Mais l'acte accompli par grand effort, l'acte qui vise à l'assouvissement des désirs, et que motive le faux ego, cet acte est dit appartenir à la passion.
anapeksya ca paurusam
mohad arabhyate karma
yat tat tamasam ucyate
Quant à l'acte accompli dans l'inconscience et l'égarement, sans considérer les suites ou l'enchaînement qu'il entraîne, qui fait violence à autrui et s'avère impraticable, cet acte est dit relever de l'ignorance.
Chacun doit rendre compte de ses actes, que ce soit devant l'Etat ou devant les agents du Seigneur Suprême, les Yamadutas. Les actes irresponsables sont source d'égarement, car ils brisent les principes régulateurs énoncés dans les Ecritures. Ils se fondent souvent sur la violence et apportent le tourment aux autres entités vivantes. Ces actes irresponsables sont accomplis à la seule lumière de l'expérience personnelle de leur auteur. Telle est l'illusion. Et tous ces actes illusoires naissent de l'ignorance.
dhrty-utsaha-samanvitah
siddhy-asiddhyor nirvikarah
karta sattvika ucyate
L'agissant libre de tout attachement matériel, affranchi du faux ego, enthousiaste, résolu, et indifférent au succès comme à l'échec, on le dit sous le signe de la vertu.
L'homme conscient de Krsna transcende toujours les trois gunas. Au delà du faux ego et de l'orgueil, il ne recherche pas le fruit des actes qui lui sont assignés. Il n'en demeure pas moins enthousiaste tout au long de la tâche de les accomplir. Et si même, pour cet accomplissement, il doit subir quelque douleur, son enthousiasme n'en est pas affecté. Il est indifférent au succès comme à l'échec et reste le même devant les joies ou les peines. Un tel agissant est établi dans la vertu.
lubdho himsatmako ’sucih
harsa-sokanvitah karta
rajasah parikirtitah
Mais l'agissant qui s'attache aux fruits de son labeur, qui avec passion désire en jouir, qui est avide, envieux, impur, ballotté par les joies et les peines, on le dit dominé par la passion.
Si un homme est trop attaché à une activité particulière ou au fruit de son labeur, c'est qu'il est trop attaché à la conception matérialiste des choses, au foyer, à la femme et aux enfants. Ce genre d'homme n'a aucun désir d'atteindre un niveau supérieur d'existence. Il a pour seule préoccupation de faire de ce monde un lieu d'aussi grand confort matériel que possible. En général très avare, plein d'avidité, il croit que tous les biens acquis sont permanents et qu'il ne les perdra jamais. Jaloux d'autrui, il est prêt à n'importe quel acte coupable pour satisfaire ses sens. Etant par là lui-même impur, il ne se préoccupe nullement de savoir si les gains qu'il entasse sont purs ou impurs. Rempli de joie lorsque ses actes connaissent le succès, il devient également malheureux lorsqu'ils échouent. Un tel homme se trouve sous l'empire de la passion.
satho naiskritiko ’lasah
visadi dirgha-sutri ca
karta tamasa ucyate
Quant à l'agissant qui toujours va à l'encontre des préceptes scripturaires, matérialiste, obstiné, fourbe et savant dans l'insulte, paresseux, toujours morose, qui sans cesse remet au lendemain, on le dit baigner dans l'ignorance.
Les Ecritures nous enseignent quels actes doivent ou ne doivent pas être accomplis. Ceux qui négligent ces enseignements se livrent à des actes prohibés; en général, ils sont matérialistes. Ils agissent selon l'influence des gunas et non selon les préceptes des Ecritures. Ils manquent de douceur et s'avèrent généralement pleins de ruse et versés dans l'art de l'insulte. Ils sont paresseux à l'extrême; et si quelque devoir leur est assigné, ils ne l'exécutent pas comme il faut ou le remettent à plus tard. Ils font traîner pendant des années ce qu'ils pourraient accomplir en une heure. Ils semblent donc toujours moroses. Ceux qui agissent ainsi sont enveloppés par l'ignorance.
gunatas tri-vidham shrinu
procyamanam asesena
prithaktvena dhananjaya
A présent, écoute, ô conquérant des richesses, en détail Je vais décrire pour toi les trois sortes d'intelligence et de détermination, selon les trois gunas.
A présent, après avoir décrit, en trois divisions correspondant aux trois gunas, le savoir, l'objet du savoir et le connaissant, le Seigneur décrira l'intelligence et la détermination de l'agissant, toujours selon les trois gunas.
karyakarye bhayabhaye
bandham moksham ca ya vetti
buddhih sa partha sattviki
L'intelligence par quoi l'on distingue ce qu'il convient ou ne convient pas de faire, ce qui est à craindre et ce qui ne l'est pas, ce qui enchaîne et ce qui libère, cette intelligence, ô fils de Prtha, procède de la vertu.
Les actes accomplis conformément aux préceptes scripturaires sont qualifiés de pravrttis, "dignes d'être accomplis", au contraire de ceux que ne dirigent pas les Ecritures. Celui qui ignore les instructions des Ecritures s'empêtre dans l'acte et ses conséquences. L'intelligence discriminatrice procède de la vertu.
karyam cakaryam eva ca
ayathavat prajanati
buddhih sa partha rajasi
Mais l'intelligence qui de la religion ou de l'irréligion ne distingue pas les voies, ni ne distingue ce qu'il convient ou ne convient pas de faire, cette intelligence imparfaite, ô fils de Prtha, elle appartient à la passion.
L'intelligence que domine la passion agit toujours de manière perverse. Elle accepte les fausses religions et rejette la véritable. Par elle, tout concept et tout acte se trouvent orientés dans la mauvaise voie. Les hommes dotés de cette intelligence passionnée prendront ainsi une grande âme pour une personne ordinaire et une personne ordinaire pour une grande âme. Ils pensent que la vérité est mensonge, que le mensonge est vérité. En toute occasion, en tout acte, ils empruntent la mauvaise voie; leur intelligence appartient donc à la passion.
manyate tamasavrta
sarvarthan viparitams ca
buddhih sa partha tamasi
Quant à l'intelligence baignant dans l'illusion et les ténèbres, qui prend l'irréligion pour la religion et la religion pour l'irréligion, qui toujours se tourne vers la voie mauvaise, cette intelligence, ô fils de Prtha, relève de l'ignorance.
manah-pranendriya-kriya
h yogenavyabhicarinya
dhrtih sa partha sattviki
La détermination qu'on ne peut briser, que la pratique du yoga soutient avec constance, et qui ainsi gouverne le mental, la vie même et les mouvements des sens, cette détermination, ô fils de Prtha, procède de la vertu.
Le yoga est un moyen de comprendre l'Etre Suprême. Celui qui, avec détermination, reste constamment fixé en l'Etre Suprême, et concentre sur Lui son mental, sa vie et les activités de ses sens, celui-là est engagé dans la conscience de Krsna. Une telle détermination procède de la vertu. Le mot avyabhicarinya est lourd de sens: il définit les hommes qui s'engagent dans la conscience de Krsna sans jamais en dévier.
dhrtya dharayate ’rjuna
prasangena phalakanksi
dhrtih sa partha rajasi
Mais la détermination par quoi, dans la piété, l'acquisition de biens et la satisfaction des sens, on tient fortement à quelque fruit personnel, cette détermination, ô Arjuna, elle appartient à la passion.
Quiconque désire constamment jouir des fruits de ses actes de piété ou de ses opérations lucratives, quiconque n'aspire qu'aux plaisirs des sens, et dont le mental, la vie et les sens sont absorbés en ces choses, celui-là vit sous l'empire de la passion.
visadam madam eva ca
na vimuncati durmedha
dhrtih sa partha tamasi
Quant à la détermination qui se révèle impuissante à mener au-delà du rêve, de la peur, des lamentations, de la morosité et de l'illusion, cette détermination inapte, ô fils de Prtha, relève de l'ignorance.
On ne doit pas conclure de ce verset qu'un homme établi dans la vertu ne rêve pas. Par rêve, on entend spécifiquement, ici, le sommeil excessif. Le rêve demeure toujours présent: aussi bien dans la vertu que dans la passion et l'ignorance, il est un phénomène naturel. Mais ceux qui ne peuvent éviter le sommeil excessif, ni éviter l'orgueil qui accompagne nécessairement l'acte de jouir de la matière, qui rêvent toujours de dominer le monde de la matière, ceux dont la vie, le mental et les sens sont absorbés en ces choses, ceux-là sont tenus pour enveloppés par l'ignorance.
shrinu me bharatarsabha
abhyasad ramate yatra
duhkhantam ca nigacchati
yat tad agre visam iva
pariname ’mrtopamam
tat sukham sattvikam proktam
atma-buddhi-prasada-jam
Maintenant, ô meilleur des Bharatas, écoute-Moi te décrire les trois sortes de bonheur dont jouit l'être conditionné, et par la répétition de quoi il en vient parfois au terme de toute souffrance. Le bonheur qui d'abord peut sembler comme un poison, mais à la fin s'avère comparable au nectar, et qui éveille à la réalisation spirituelle, ce bonheur, on le dit procéder de la vertu.
L'être conditionné s'évertue sans fin à jouir du bonheur matériel. Aussi ne fait-il que "mâcher le déjà mâché"; mais parfois, alors même qu'il reste engagé en cette voie, il lui arrive de jouir de la compagnie d'un mahatma, et, ainsi, d'échapper aux rets de l'existence matérielle. En d'autres termes, l'être conditionné se trouve toujours absorbé dans quelque jouissance matérielle, mais lorsque, par la compagnie d'une personne spirituellement élevée, il en vient à comprendre que cette jouissance n'est rien d'autre que la répétition d'un déjà expérimenté, lorsque s'éveille, donc, sa véritable conscience, la conscience de Krsna, il peut se voir affranchi d'une telle jouissance répétitive, d'un tel pseudo-bonheur. Celui qui recherche la réalisation spirituelle doit suivre de nombreux principes, de nombreuses règles, afin de maîtriser le mental et les sens, de concentrer le mental sur l'Etre Suprême. Toutes ces pratiques sont bien difficiles, amères comme le poison, mais celui qui s'y plie avec succès, et atteint le niveau spirituel, celui-là commence à goûter le vrai nectar, à jouir réellement de l'existence.
yat tad agre ’mrtopamam
pariname visam iva
tat sukham rajasam smrtam
Mais le bonheur né du contact des sens avec leurs objets, qui d'abord est pareil au nectar, mais à la fin prend le goût du poison, ce bonheur est dit appartenir à la passion.
Un jeune homme rencontre une jeune femme, ses sens l'entraînent à la voir, à la toucher, à entretenir avec elle des rapports sexuels. Tout cela peut, au début, paraître fort plaisant pour les sens, mais au bout, après un certain temps, tout cela prend le goût du poison. Ils se séparent ou divorcent, se lamentent, s'attristent... Ce genre de bonheur appartient toujours à la passion. Le bonheur qui vient du contact des sens avec leurs objets est toujours source de peine et l'on doit donc s'en tenir à l'écart par tous les moyens.
sukham mohanam atmanah
nidralasya-pramadottham
tat tamasam udahrtam
Quant au bonheur aveugle à la réalisation spirituelle, et qui du début à la fin n'est que chimère, issu du sommeil, de la paresse et de l'illusion, ce bonheur, on le dit relever de l'ignorance.
Les hommes qui prennent plaisir dans la paresse et le sommeil, comme ceux qui ignorent totalement comment agir ou ne pas agir, baignent certes dans l'ignorance. Pour celui qui baigne dans l'ignorance, tout n'est qu'illusion. Pour lui, point de bonheur, ni au début ni à la fin. Si celui que domine la passion peut, au début, éprouver quelque bonheur éphémère, celui qu'enveloppe l'ignorance ne connaît que détresse, d'un bout à l'autre.
divi devesu va punah
sattvam prakriti-jair muktam
yad ebhih syat tribhir gunaih
Nul être, ni sur Terre, ni parmi les devas, sur les planètes supérieures, n'est libre de l'influence des trois gunas.
shudranam ca parantapa
karmani pravibhaktani
svabhava-prabhavair gunaih
Brahmanas, ksatriyas, vaisyas et sudras se distinguent par les qualités qu'ils manifestent dans l'action, ô vainqueur des ennemis, selon l'influence des trois gunas:
ksantir arjavam eva ca
jnanam vijnanam astikyam
brahma-karma svabhava-jam
Sérénité, maîtrise de soi, austérité, pureté, tolérance, intégrité, sagesse, savoir et piété,-telles sont les qualités qui accompagnent l'acte du brahmana.
yuddhe capy apalayanam
danam ishvara-bhavas ca
kshatram karma svabhava-jam
Héroïsme, puissance, détermination, ingéniosité, courage au combat, générosité, art de régir,-telles sont les qualités qui accompagnent l'acte du ksatriya.
vaishya-karma svabhava-jam
paricaryatmakam karma
shudrasyapi svabhava-jam
L'aptitude à la culture des terres, au soin du bétail et au négoce, voilà qui est lié à l'acte du vaisya. Quant au sudra, il est dans sa nature de servir les autres par son travail.
samsiddhim labhate narah
sva-karma-niratah siddhim
yatha vindati tac chrnu
En suivant, dans ses actes, sa nature propre, chaque homme peut connaître la perfection. Comment accomplir cela, écoute-Moi te le dire à présent.
Le Seigneur résume ici toute l'étendue de l'influence des gunas dans l'univers.
yena sarvam idam tatam
sva-karmana tam abhyarcya
siddhim vindati manavah
En adorant le Seigneur, l'Omniprésent, à l'origine de tous les êtres, l'homme peut, dans l'accomplissement de son devoir propre, atteindre la perfection.
Tous les êtres vivants, comme l'enseigne le quinzième chapitre, font partie intégrante du Seigneur Suprême, dont ils sont des fragments. Le Seigneur constitue donc l'origine de tous les êtres, comme le confirme le Vedanta-sutra. Le Seigneur Suprême est l'origine même de la vie de chaque être. Et par Ses deux énergies, externe et interne, Il est partout présent. On doit donc L'adorer accompagné de Ses énergies. Les vaisnavas L'adorent généralement accompagné de Son énergie interne, Son énergie externe n'étant qu'un reflet dénaturé de celle-ci. L'énergie externe n'est qu'une toile de fond, sur laquelle le Seigneur, par Son émanation plénière, le Paramatma, Se montre partout présent. Il est l'Ame Suprême présente en tous les devas, hommes et animaux, en tous lieux. Chacun se doit donc de savoir qu'en tant que partie intégrante du Seigneur Suprême, son devoir est de Le servir. Tous les êtres devraient être engagés dans le service du Seigneur, avec amour et dévotion, en pleine conscience de Krsna. C'est là ce que recommande notre verset.
Il faut que chacun soit bien conscient du fait que c'est Sri Krsna, Hrsikesa, le maître des sens, qui l'engage dans telle ou telle activité, et que les fruits de cette activité doivent être de nouveau investis dans l'adoration du même Sri Krsna, Dieu, la Personne Suprême. En gardant toujours une telle conscience, qui est la pleine conscience de Krsna, on commence, par la grâce du Seigneur, à tout voir avec clarté. Voilà l'existence parfaite. Le Seigneur dit dans la Bhagavad-gita qu'Il Se charge en personne de libérer le bhakta fort d'une telle conscience. Parvenir à ce niveau constitue la plus haute perfection de l'existence. Quelle que soit notre occupation, si à travers elle nous servons le Seigneur Suprême, nous atteindrons la plus haute perfection.
para-dharmat sv-anusthitat
svabhava-niyatam karma
kurvan napnoti kilbisam
Mieux vaut s'acquitter de son devoir propre, fût-ce de manière imparfaite, que d'assumer celui d'un autre, même pour l'accomplir parfaitement. Par l'accomplissement des devoirs prescrits, que sa nature assigne à chacun, on n'encourt jamais le péché.
La Bhagavad-gita prescrit les devoirs de chacun. Comme nous l'avons vu dans des versets antérieurs, les devoirs du brahmana, du ksatriya, du vaisya et du sudra sont déterminés par l'influence des trois gunas sur chacun d'eux. Nul ne doit imiter le devoir d'un autre. Celui qui, par nature, est attiré par le genre de travail propre au sudra, ne doit pas artificiellement prétendre être un brahmana, fût-il issu d'une famille de brahmanas. Ainsi, chacun doit se prêter au travail correspondant à sa nature propre; nulle œuvre n'est abominable si accomplie au service du Seigneur Suprême. On peut être attiré par le devoir du brahmana, qui relève de la vertu, mais si l'on n'est pas par nature gouverné par la vertu, on ne doit pas imiter le brahmana dans ses activités. Le ksatriya, l'administrateur, doit se livrer à bien des actes tenus pour abominables: il lui faut user de violence pour tuer ses ennemis, ou encore parfois mentir pour des raisons diplomatiques. Cette violence, cette duplicité, font partie des affaires politiques, mais malgré elles, le ksatriya n'est pas censé délaisser son devoir pour essayer de remplir les fonctions du brahmana.
Il faut agir dans le but de satisfaire le Seigneur Suprême. Arjuna par exemple, bien que ksatriya, hésitait à livrer bataille au camp adverse; mais si on engage un combat pour l'amour de Krsna, Dieu, la Personne Suprême, nulle dégradation n'est à craindre. Dans le domaine des affaires, il arrive aussi qu'un marchand doive raconter bien des mensonges pour tirer profit de son négoce. Sans mensonge, il ne peut réaliser aucun profit. On entend parfois de ces marchands s'exclamer: "Mon cher client, avec vous, je ne fais aucun bénéfice!" Chacun sait, cependant, que sans faire de bénéfice, un marchand ne peut subsister, et que de tels propos ne peuvent donc être que mensonges. Mais il ne faut pas que le marchand pense devoir quitter une profession qui l'oblige à mentir pour exercer celle du brahmana. Les Ecritures ne le recommandent pas. Si l'homme, par son travail, sert la Personne Suprême, peu importe qu'il soit ksatriya, vaisya, ou sudra. Même les brahmanas, qui accomplissent différentes sortes de sacrifices, doivent parfois tuer un animal au cours de ces cérémonies. De même, un ksatriya qui, dans l'exécution de son devoir propre, tue un ennemi, n'encourt pas le péché. Le troisième chapitre a déjà traité de ces sujets, clairement et en détail; tout homme doit agir pour Yajna, ou Visnu, Dieu, la Personne Suprême. Tout acte visant la satisfaction personnelle enchaîne à la matière. En bref, donc, chacun doit s'engager dans les actes correspondant au guna spécifique qui marque son existence et décider de n'agir que pour servir la cause suprême, la cause du Seigneur.
sa-dosam api na tyajet
sarvarambha hi dosena
dhumenagnir ivavrtah
Comme le feu est couvert par la fumée, toute entreprise est voilée par quelque faute. Aussi, ô fils de Kunti, nul ne doit abandonner l'acte propre à sa nature, fût-il empreint de taches.
Tout acte, dans l'existence conditionnée, se trouve souillé par les trois gunas. Le brahmana lui-même doit accomplir des sacrifices qui exigent l'immolation d'animaux. Pareillement, le ksatriya, fût-il de grande vertu, n'a pas d'autre choix que de combattre l'ennemi. Le vaisya, le marchand, fût-il lui aussi de grande vertu, peut parfois se voir dans l'obligation, pour maintenir son négoce, de tenir secrets ses profits, ou encore de se livrer à des marchés clandestins. Ce sont là des pratiques inévitables. De même, le sudra qui se trouve obéir à un mauvais maître devra, en suivant ses ordres, accomplir des actes répréhensibles. Cependant, malgré ces imperfections, il faut que chacun continue de se plier à son devoir, car il lui est assigné selon sa nature propre.
Ce verset nous offre une fort belle analogie. Bien que le feu soit pur en soi, il se trouve couvert de fumée. Mais la fumée ne souille pas le feu. Bien que le feu soit mêlé de fumée, il est tenu pour l'élément le plus pur. Le ksatriya qui préfère abandonner ses fonctions pour adopter celles du brahmana n'est en rien assuré qu'elles ne lui imposeront pas également des tâches désagréables. Nous conclurons donc que nul, dans l'univers matériel, ne peut être tout à fait libre de la souillure des énergies matérielles. L'exemple du feu et de la fumée est fort pertinent à cet égard. En effet, lorsqu'en plein hiver on retire une pierre du feu, il arrive que la fumée vienne troubler les yeux ou d'autres parties du corps; peut-on, pour ce désagrément, s'interdire l'usage du feu? De même, nul ne doit délaisser son occupation naturelle parce qu'elle s'accompagne de gênes. On doit bien plutôt être déterminé à servir le Seigneur Suprême en persévérant dans la tâche qui nous est assignée au sein de la conscience de Krsna. Telle est la perfection. Lorsqu'une activité particulière est accomplie pour la satisfaction du Seigneur Suprême, elle se trouve purifiée de toutes ses imperfections. Et lorsque les fruits de l'acte sont ainsi purifiés, au contact du service de dévotion, on connaît la perfection de voir le moi spirituel, en notre intérieur; en somme, on atteint la perfection spirituelle.
jitatma vigata-sprhah
naishkarmya-siddhim paramam
sannyasenadhigacchati
L'homme peut goûter les fruits du renoncement par la simple maîtrise de soi, le détachement des choses de ce monde et le désintérêt à l'égard des plaisirs matériels. Là réside en fait la plus haute perfection du renoncement.
Le vrai renoncement est ce par quoi l'on se regarde toujours comme partie intégrante du Seigneur Suprême, en sachant donc que l'on a aucun droit de jouir des fruits de nos actes. N'étant nous-mêmes que parties intégrantes du Seigneur, c'est à Lui que doit revenir la jouissance des fruits de nos actes. Telle est, véritablement, la conscience de Krsna. Celui qui agit dans la conscience de Krsna est le vrai sannyasi. Accomplissant ses actes dans un tel esprit, il connaît la satisfaction, car il agit en vérité pour le Suprême. Il ne s'attache ainsi à rien de matériel; il s'habitue à ne trouver son plaisir en rien d'autre que la félicité spirituelle donnée par le service de dévotion. On tient le sannyasi pour affranchi des suites de ses actes passés; mais l'être établi dans la conscience de Krsna atteint tout naturellement cette perfection, sans même avoir à embrasser le sannyasa, "l'ordre du renoncement".
Comme nous l'avons vu au troisième chapitre, cet état d'esprit de l'homme de renoncement porte le nom de yogarudha, ou la perfection du yoga. Celui qui trouve ainsi en lui-même sa satisfaction ne redoute aucune suite à ses actes.
tathapnoti nibodha me
samasenaiva kaunteya
nistha jnanasya ya para
Brièvement, ô fils de Kunti, apprends de Moi comment, si l'on agit de la façon que Je vais t'exposer, on peut atteindre la perfection suprême, le niveau du brahman.
Le Seigneur enseigne à Arjuna le moyen grâce auquel chacun peut atteindre la plus haute perfection sans faire autre chose que s'acquitter de son devoir, mais pour la cause de Dieu, la Personne Suprême. On s'élèvera au niveau spirituel, au niveau du brahman, simplement si l'on renonce au fruit de ses actes, pour la satisfaction du Seigneur Suprême. Telle est la voie de la réalisation spirituelle. La vraie perfection du savoir réside en l'acte d'atteindre la pure conscience de Krsna, ce que développeront les versets suivants.
dhrtyatmanam niyamya ca
shabdadin visayams tyaktva
raga-dvesau vyudasya ca
vivikta-sevi laghv-asi
yata-vak-kaya-manasah
dhyana-yoga-paro nityam
vairagyam samupasritah
ahankaram balam darpam
kamam krodham parigraham
vimucya nirmamah santo
brahma-bhuyaya kalpate
Tout entier purifié par l'intelligence, maîtrisant le mental avec détermination, renonçant aux objets qui font le plaisir des sens, affranchi de l'attachement et de l'aversion, l'homme qui vit en un lieu retiré, qui mange peu et maîtrise le corps et la langue, qui toujours demeure en contemplation, détaché, sans faux ego, sans vaine puissance ou vaine gloire, sans convoitise ni colère, qui se ferme aux choses matérielles, libre de tout sentiment de possession, serein, -cet homme se trouve certes élevé au niveau de la réalisation spirituelle.
L'être purifié par le savoir se maintient dans la vertu. Il est alors capable de dominer son mental et demeure toujours en contemplation. Détaché des objets de plaisir matériel, il ne mange pas plus que nécessaire et maîtrise les actes aussi bien du mental que du corps. Parce qu'il ne s'identifie pas au corps matériel, il est affranchi du faux ego. Il ne désire pas voir son corps forcir, engraisser, à force de confort matériel. Parce qu'il n'a pas de l'existence une conception matérielle, fondée sur le corps, il est affranchi de tout orgueil injustifié, il est sans vaine gloire. Satisfait de tout ce qui lui est offert par la grâce du Seigneur, il ne se laisse pas envahir par la colère lorsque ses sens ne peuvent être comblés. Il ne fait non plus aucun effort en vue d'atteindre des objets de plaisir pour les sens. Ainsi, devenu entièrement libre du faux ego, il perd tout attachement pour la matière: le niveau atteint alors est celui de la réalisation de soi en tant que brahman, niveau qu'on appelle brahma-bhuta. L'homme affranchi de toute conception matérielle de l'existence trouve une paix que rien ne peut troubler.
na socati na kanksati
samah sarveshu bhutesu
mad-bhaktim labhate param
Celui qui atteint le niveau spirituel réalise du même coup le Brahman Suprême, et y trouve une joie infinie. Jamais il ne s'afflige, jamais il n'aspire à quoi que ce soit; il se montre égal envers tous les êtres. Celui-là obtient alors de Me servir avec un amour et une dévotion purs.
Atteindre le niveau du brahma-bhuta, s'identifier à l'Absolu, constitue, pour l'impersonnaliste, le but ultime. Mais pour le personnaliste, pour le pur bhakta, l'on doit aller encore plus loin, et s'engager sur la voie du service de dévotion pur. Il faut comprendre par là que l'être qui sert purement le Seigneur Suprême, avec amour et dévotion, est déjà parvenu au niveau de la libération, c'est-à-dire au brahma-bhuta, ou "unité avec l'Absolu". Car sans cette unité, on ne peut servir l'Absolu. Au niveau absolu, il n'existe certes aucune distinction entre le serviteur et Celui qu'il sert; toutefois, dans un sens spirituel plus profond, la différence existe.
Celui qui, dans l'existence matérielle, agit pour le plaisir des sens expérimente la souffrance; cette souffrance reste ignorée, cependant, de l'être qui, dans le monde absolu, agit dans le cadre du service de dévotion pur. Le bhakta établi dans la conscience de Krsna ne possède aucun objet de lamentation ou de désir. Parce que Dieu possède toute plénitude, l'être engagé dans Son service, dans la conscience de Krsna, trouve à son tour la plénitude en lui-même. Il est semblable à une rivière dont les eaux sont débarrassées de toute impureté. Naturellement, parce qu'il ne pense qu'à Krsna, le pur bhakta baigne toujours dans la joie. Ayant trouvé la plénitude dans le service du Seigneur, il ne s'inquiète d'aucune perte ni d'aucun profit en ce monde. Fort du savoir que tout être vivant fait partie intégrante du Seigneur Suprême, et est donc Son serviteur éternel, il n'éprouve nul désir de jouir de la matière. Il ne voit, ici-bas, nul être supérieur à un autre; car supérieur, inférieur, ces mots désignent des positions éphémères, et un bhakta ne prend nullement en considération les manifestations de l'éphémère. Pour lui, pierre et or ont valeur égale. Telles sont donc les caractéristiques de celui qui se trouve au niveau du brahma-bhuta, niveau qu'atteignent sans peine les purs bhaktas. Là, l'idée de s'identifier au Brahman Suprême en annihilant son individualité propre se présente comme infernale, et celle de vivre sur les planètes édéniques, comme un fantasme; là encore, les sens deviennent semblables aux crocs brisés d'un serpent. De même qu'on n'a rien à craindre d'un serpent aux crocs brisés, rien n'est à craindre des sens lorsqu'ils sont tout naturellement maîtrisés. Pour celui qu'infecte la matière, le monde matériel est misérable; pour le bhakta, il est tout entier aussi merveilleux que Vaikuntha, le royaume spirituel. Le bhakta voit le plus grand personnage de l'univers non moins insignifiant qu'une fourmi. Ce niveau, propre du bhakta, on peut l'atteindre par la grâce de Sri Caitanya Mahaprabhu, qui en notre âge enseigne le service de dévotion pur.
yavan yas casmi tattvatah
tato mam tattvato jnatva
visate tad-anantaram
A travers le service de dévotion, et seulement ainsi, on peut Me connaître tel que je suis. Et l'être qui, par une telle dévotion, devient pleinement conscient de Ma Personne, entre alors en Mon Royaume absolu.
Dieu, la Personne Suprême, Sri Krsna, ou Ses émanations plénières ne peuvent être connus des abhaktas ou par la spéculation intellectuelle. Celui qui désire connaître et comprendre le Seigneur Suprême doit adopter le service de dévotion pur et l'accomplir sous la conduite d'un pur bhakta. Sinon, la vérité sur la Personne Suprême demeure toujours cachée. La Bhagavad-gita indiquait déjà au septième chapitre que le Seigneur n'est pas manifesté à tous (naham prakasah). Ceux qui cherchent à Le connaître par la seule érudition ou la spéculation intellectuelle échouent. Seul l'être vraiment engagé dans la conscience de Krsna, dans le service de dévotion, pourra comprendre Krsna tel qu'Il est. Nulle aide ne viendra des diplômes universitaires. L'être qui possède pleinement la science de Krsna devient éligible pour entrer dans le royaume spirituel, la demeure de Krsna.
Lorsqu'on parle d'atteindre la libération, le niveau du brahman, cela ne signifie pas qu'on perd son identité propre. Le service de dévotion est présent dans le royaume spirituel, et là où est le service de dévotion, il doit y avoir Dieu, le dévot de Dieu et le service de dévotion. La connaissance de cette vérité ne périt jamais, pas même après la libération. Par libération, il faut plutôt entendre affranchissement du concept matériel de l'existence; car comme dans l'existence matérielle, on retrouve dans l'existence spirituelle la même distinction entre Dieu et les êtres, la même individualité, mais sur fond de la pure conscience de Krsna. Il ne faut pas s'égarer sur le sens du mot visate, " il entre en Moi", et y voir un argument à l'appui du monisme, selon lequel on en vient à se fondre dans le Brahman impersonnel. Non. Le mot visate signifie que l'on entre dans le royaume du Seigneur Suprême tout en gardant son individualité propre, pour vivre en Sa compagnie et Le servir. Un oiseau au plumage vert pénétrant sous les vertes frondaisons d'un arbre ne cherche pas à s'y fondre, mais à jouir de ses fruits. Pour justifier leur thèse, les impersonnalistes aiment à donner l'exemple du fleuve qui se jette dans l'océan et s'y perd. Se fondre ainsi en l'océan de l'Absolu apporte peut-être un certain bonheur à l'impersonnaliste, mais le personnaliste, lui, garde son individualité, comme un poisson qui s'ébat dans l'onde. Observant les profondeurs de l'océan, nous y trouvons d'innombrables entités vivantes. Il ne suffit pas de connaître la surface de l'océan; il faut encore avoir pleine connaissance des êtres aquatiques qui vivent dans ses profondeurs.
Par son pur service de dévotion, le bhakta peut connaître en vérité les Attributs et les Gloires absolus du Seigneur Suprême. Comme l'enseignait déjà le onzième chapitre, c'est seulement à travers le service de dévotion qu'on peut connaître le Seigneur. La même vérité trouve ici sa confirmation: par le service de dévotion, on pourra connaître Dieu, la Personne Suprême, et pénétrer dans Son royaume.
Une fois atteint le niveau où l'on est affranchi des concepts matériels, le niveau du brahma-bhuta, commence le service de dévotion, et ce, par l'acte d'écouter ce qui a trait au Seigneur. Lorsqu'on écoute les gloires du Seigneur Suprême, on s'établit tout naturellement au niveau du brahma-bhuta, et la souillure matérielle, c'est-à-dire l'avidité et la convoitise à l'endroit du plaisir des sens, disparait. Plus le désir et la concupiscence disparaissent du coeur du bhakta, plus ce dernier s'attache au service du Seigneur, attachement qui le purifie de toute souillure matérielle. Là, il peut connaître le Seigneur, (ce qu'enseigne également le (Srimad-Bhagavatam). Et encore, la bhakti, ou service de dévotion sublime et absolu, continue même après la libération. Le Vedanta-sutra confirme que le service de dévotion se poursuit après la libération. Le Srimad-Bhagavatam définit la véritable libération dévotionnelle comme le rétablissement de l'être vivant dans son identité propre, dans sa position originelle, naturelle et éternelle. On a déjà expliqué de quelle nature est cette position: chaque être vivant constitue un fragment infime, une partie intégrante du Seigneur Suprême, et donc Son serviteur. Jamais, après la libération, ce service offert au Seigneur ne prend fin. La vraie libération, c'est de se libérer des faux concepts de l'existence.
kurvano mad-vyapasrayah
mat-prasadad avapnoti
sasvatam padam avyayam
Bien qu'engagé en des activités de toutes sortes, Mon dévot, sous Ma protection, atteint, par Ma grâce, l'éternelle et impérissable Demeure.
Les mots mad-vyapasrayah signifient "sous la protection du Seigneur Suprême". Afin de se garder de toute souillure matérielle, le pur bhakta agit sous la direction du Seigneur ou de Son représentant, le maître spirituel. Le temps ne le limite pas. Toujours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans réserve, il s'engage, sous la direction du Seigneur Suprême, en des actes dévotionnels. Pour le bhakta ainsi absorbé dans la conscience de Krsna, le Seigneur montre une infinie bonté. Ce bhakta, malgré toutes les difficultés qu'offre le sentier, se voit finalement élevé à la demeure spirituelle et absolue, ou Krsnaloka. Là, l'entrée lui est assurée, sans nul doute. En cette demeure suprême, il n'est aucune mutation; tout y est éternel, impérissable et plein de connaissance.
mayi sannyasya mat-parah
buddhi-yogam upasritya
mac-cittah satatam bhava
Dans tous tes actes, ne dépends que de Moi, et place-toi toujours sous Ma protection. Ce service de dévotion, accomplis-le en pleine conscience de Ma Personne.
Celui qui agit dans la conscience de Krsna n'agit pas comme s'il était le maître du monde. Un serviteur n'a aucune indépendance personnelle; il n'agit que sous les ordres de son maître. De même, le serviteur du maître suprême n'agit que sous Sa direction et n'est touché ni par le gain ni par la perte. Il se contente d'accomplir son devoir avec foi, selon les instructions du Seigneur. On pourra toujours soulever l'objection que si Arjuna pouvait agir selon la direction personnelle de Krsna, tout le monde ne jouit pas, comme lui, de la présence personnelle du Seigneur. Comment agir alors? Conformément aux instructions données par Krsna dans la Bhagavad-gita, et sous la conduite de Son représentant, le maître spirituel; car on obtiendra ainsi les mêmes résultats que si le Seigneur était présent en personne. Dans notre verset, il faut attacher une grande importance aux mots mat-parah. Ils indiquent qu'il ne doit y avoir pour nous d'autre but dans la vie que d'agir au sein de la conscience de Krsna, pour la seule satisfaction de Krsna; et que dans le cours d'un tel acte, l'on ne doit penser qu'à Krsna: "C'est Krsna qui m'a assigné ce devoir particulier". En agissant ainsi, on devra forcément penser à Krsna. Telle est la parfaite conscience de Krsna. Notons, cependant, qu'il ne faut pas offrir au Seigneur Suprême les résultats d'un acte accompli par caprice. Ce genre d'acte ne relève pas du service de dévotion dans la conscience de Krsna. Il faut agir conformément aux directives de Krsna. C'est là un point fort important. Et ces directives sont reçues à travers la succession disciplique, des lèvres du maître spirituel authentique. Voilà pourquoi suivre l'ordre du maître spirituel doit être tenu pour le premier devoir de l'existence. Celui qui trouve un maître spirituel authentique et agit sous sa direction assure la perfection de son existence, dans la conscience de Krsna.
mat-prasadat tarisyasi
atha cet tvam ahankaran
na srosyasi vinanksyasi
Si tu deviens conscient de Moi, tous les obstacles de l'existence conditionnée, par Ma grâce tu les franchiras. Si, toutefois, tu n'agis pas animé par une telle conscience, mais par le faux ego, Me fermant ton oreille, tu seras perdu.
Le bhakta tout à fait établi dans la conscience de Krsna n'est pas outre mesure soucieux de satisfaire aux exigences de l'existence matérielle. Les sots ne peuvent comprendre cette absence marquée de tout souci, de toute angoisse. C'est que, pour celui qui agit dans la conscience de Krsna, Sri Krsna devient l'ami le plus intime, qui prend toujours grand soin de celui qu'Il aime. Krsna Se donne à cet ami dévoué qui avec tant d'amour s'efforce à tout moment, vingt-quatre heures par jour, de Le satisfaire par ses actes. Nul ne devrait donc se laisser emporter par le faux ego, par une conception matérielle de l'existence, centrée sur le corps. L'on ne doit pas artificiellement se croire indépendant des lois de la nature matérielle ou libre d'agir à sa guise. Car, bien sûr, tout être conditionné est soumis aux lois strictes de la matière. Cependant, aussitôt qu'il agit dans la conscience de Krsna, il se trouve libéré, affranchi des intrications angoissantes de la matière. Ayons bien conscience du fait que l'homme agissant hors de la conscience de Krsna se perd dans le tourbillon matériel, dans l'océan des morts et des renaissances. Nulle âme conditionnée ne sait en vérité ce qu'il faut ou ne faut pas faire, mais l'être qui agit dans la conscience de Krsna connaît la vraie liberté de l'acte, car pour lui, l'agir est suggéré de l'intérieur par Krsna, et confirmé par le maître spirituel.
na yotsya iti manyase
mithyaisa vyavasayas te
prakritis tvam niyoksyati
Si tu n'agis pas selon Mes directives, si tu refuses de livrer le combat, tu te verras alors fourvoyé. Et, par ta nature, il te faudra tout de même combattre.
Arjuna est un guerrier, né avec la nature du ksatriya. Son devoir naturel consiste donc à combattre. Mais sous l'influence du faux ego, il a craint qu'en tuant son précepteur, son grand-père et ses amis, il commettrait le péché et en subirait les conséquences. Il s'est en fait considéré comme le maître de ses actes, comme si, de sa propre personne, il pouvait décider de leurs fruits, bons ou mauvais. Il a oublié que Dieu, la Personne Suprême, est avec lui présent, lui enseignant de combattre. Tel est l'oubli qui caractérise toute âme conditionnée. Le Seigneur Suprême indique quel est l'acte bon, quel est l'acte mauvais, et l'être n'a qu'à suivre Ses directives, agir dans la conscience de Krsna, pour atteindre la perfection de l'existence. Nul ne peut connaître son destin aussi bien que ne fait le Seigneur; le meilleur sera donc d'agir selon Ses instructions. Nul ne doit négliger le commandement du Seigneur Suprême ou du maître spirituel, qui Le représente. Il faut exécuter les ordres de Dieu, la Personne Suprême, sans nulle hésitation; ainsi, l'être demeure protégé en toutes circonstances.
nibaddhah svena karmana
kartum necchasi yan mohat
karishyasy avaso ’pi tat
Sous l'emprise de l'illusion, tu refuses à présent d'agir selon Mes instructions. Mais, contraint par ta propre nature, tu devras agir de même, ô fils de Kunti.
Celui qui refuse d'agir sous la conduite du Seigneur Suprême se verra contraint de le faire par et selon les gunas qui le dominent. Chacun se trouve sous l'empire d'une certaine combinaison des gunas et doit agir en conséquence. Mais quiconque se plie de lui-même aux instructions du Seigneur devient glorieux.
hrd-dese ’rjuna tishthati
bhramayan sarva-bhutani
yantrarudhani mayaya
Le Seigneur Suprême Se tient dans le coeur de tous les êtres, ô Arjuna, et dirige leurs errances à tous, qui se trouvent chacun comme sur une machine, constituée d'énergie matérielle.
Arjuna n'est pas le connaissant suprême; la décision de combattre ou de ne pas combattre, s'il la prend lui-même, ne relèvera donc que d'un jugement restreint. Sri Krsna a enseigné que l'individu ne représente pas tout ce qui est. Lui-même, Dieu, la Personne Suprême, le Paramatma, habite le coeur de tous les êtres et les dirige. Changeant de corps, l'être distinct oublie ses actes passés, mais le Paramatma, l'Ame Suprême, qui connaît le passé, le présent et le futur, témoigne de ses actes. Les êtres conditionnés se trouvent donc dirigés dans tous leurs actes par l'Ame Suprême. Sous la direction de l'Ame Suprême, ils obtiennent ce qu'ils méritent, sous Sa direction, ils sont portés par la machine du corps, constituée d'énergie matérielle. Aussitôt que l'être est placé en un corps, il lui faut agir selon les conditionnements propres à ce corps. Un homme au volant d'une voiture rapide ira certes plus vite qu'un autre moins bien pourvu, même si les deux conducteurs sont de même force, de même nature, comme les êtres vivants. Pareillement, sous l'ordre de l'Etre Suprême, la nature matérielle façonne, pour un être particulier, un corps particulier, qui lui permet d'agir selon les, désirs de sa vie précédente. Les êtres n'ont pas toute indépendance. Nul ne doit se croire indépendant de Dieu, la Personne Suprême, car tous demeurent constamment sous le contrôle du Seigneur. Il va donc du devoir de chacun de s'abandonner à Lui, et telle est la prescription formulée au verset suivant.
sarva-bhavena bharata
tat-prasadat param shantim
sthanam prapsyasi sasvatam
Abandonne-toi tout entier à Lui, ô descendant de Bharata. Par Sa grâce, tu connaîtras la paix absolue, et tu atteindras l'éternelle et suprême Demeure.
L'être vivant doit donc s'abandonner à Dieu, la Personne Suprême, sis dans le coeur de chacun, et cet abandon le soulagera des souffrances de toutes sortes qui s'attachent à l'existence matérielle. Par cet abandon, non seulement sera-t-il, en cette vie même, affranchi de toute souffrance, mais encore, à la fin, il atteindra Dieu, la Personne Suprême, en Sa demeure. Les Textes védiques décrivent le monde spirituel; parce que toute création appartient au royaume de Dieu, certes le monde matériel lui aussi appartient à l'ordre spirituel, mais les mots paramam padam désignent spécifiquement la demeure éternelle, appelée "l'atmosphère" spirituelle, ou Vaikuntha.
Le quinzième chapitre de la Bhagavad-gita enseignait: le Seigneur, Dieu, la Personne Suprême, est sis dans le coeur de chacun. Ainsi, quand le verset qui nous occupe recommande de s'abandonner à l'Ame Suprême, qui Se trouve en nous, à l'intérieur, il parle de l'abandon au Seigneur, Dieu, la Personne Suprême, Sri Krsna. Nous avons entendu Arjuna accepter Krsna comme l'Etre Suprême. Dans le dixième chapitre, en effet, Krsna est invoqué par ces mots: param brahma param dhama. Arjuna accepte Krsna comme Dieu, la Personne Suprême, et l'ultime demeure de tous les êtres; son acceptation se fonde non seulement sur une expérience personnelle, mais aussi sur les déclarations de sages, des grandes autorités en matières spirituelles, telles Narada, Asita, Devala et Vyasa.
guhyad guhyataram maya
vimrsyaitad asesena
yathecchasi tatha kuru
Ainsi t'ai-Je dévoilé le plus secret des savoirs. Réfléchis mûrement, puis agis comme il te plaira.
Le Seigneur a déjà exposé la connaissance du brahma-bhuta. Celui qui est établi au niveau du brahma-bhuta connaît la joie; jamais il ne se lamente ou ne désire quoi que ce soit. Tel est le fruit du savoir "confidentiel". Krsna a également révélé la connaissance du Paramatma, de l'Ame Suprême. Cette connaissance est aussi celle du Brahman, mais à un degré supérieur.
Sri Krsna dit ici à Arjuna qu'il peut agir à sa guise. Dieu, en effet, ne prive jamais l'être distinct de son infime indépendance. Dans la Bhagavad-gita, le Seigneur a montré sous tous les angles comment l'être peut élever les conditions de sa vie. Le meilleur conseil livré par Lui à Arjuna fut de s'abandonner à l'Ame Suprême, sise en son coeur. Une juste intelligence doit nous faire accepter d'agir selon les directives de l'Ame Suprême. Ainsi, le ferme et constant établissement dans la conscience de Krsna, qui est la plus haute perfection de la vie humaine, sera facilité. Arjuna reçoit de Dieu, la Personne Suprême, l'ordre direct de combattre. L'abandon au Seigneur est pour le meilleur intérêt de l'être distinct; le bien-être du Seigneur ne saurait en dépendre. Avant cet abandon, chacun est libre de réfléchir aussi loin que peut aller l'intelligence; c'est la façon la plus parfaite d'accepter les instructions du Seigneur Suprême. Ces instructions nous arrivent également par l'intermédiaire du maître spirituel, représentant authentique de la Personne Suprême, Sri Krsna.
shrinu me paramam vacah
isto ’si me drdham iti
tato vaksyami te hitam
Si Je te révèle cette part du savoir, la plus secrète, c'est que tu es Mon ami très cher. Ecoute Ma parole, car Je la dis pour ton bien.
Le Seigneur a dévoilé pour Arjuna la connaissance secrète de l'Ame Suprême, sise dans le coeur de chacun; à présent, Il lui révèle la part la plus secrète de ce savoir: c'est le simple abandon à Dieu, la Personne Suprême. Au dernier verset du neuvième chapitre, Il disait: "Emplis toujours de Moi ton mental." Le verset suivant répète le même enseignement, pour bien marquer ce qu'est l'essence de la Bhagavad-gita. Cette essence, l'homme ordinaire ne peut la saisir, mais seul celui qui est très cher à Krsna, Son pur dévot. C'est là l'enseignement le plus important de tous les Ecrits védiques. Sur ce sujet, les paroles de Krsna constituent la part la plus essentielle du savoir, et non seulement Arjuna, mais tous les êtres devraient s'y tenir.
mad-yaji mam namaskuru
mam evaishyasi satyam te
pratijane priyo ’si me
Emplis toujours de Moi ton mental, et deviens Mon dévot, offre-Moi ton hommage, voue-Moi ton adoration, et certes à Moi tu viendras. Cela, Je te le promets, car tu es Mon ami, infiniment cher.
La part la plus secrète, la plus "confidentielle" du savoir est que l'on doit devenir un pur dévot de Krsna, toujours penser à Lui et agir pour Lui. Inutile de se transformer en un professionnel de la méditation. La vie doit être organisée de façon à ce que chacun rencontre à tout moment l'occasion de penser à Krsna. Que les activités quotidiennes soient donc toujours liées à Krsna. On doit, à vrai dire, façonner sa vie entière de manière à ce que durant les vingt-quatre heures du jour, on ne puisse penser à rien d'autre que Krsna. Car, à l'être établi dans une forme aussi pure de la conscience de Krsna, le Seigneur promet le retour à Sa demeure, où il pourra vivre en Sa compagnie, Le voir face à face. Cette part du savoir, la plus secrète, Sri Krsna la révèle à Arjuna parce qu'il est Son ami très cher. Quiconque marche sur les traces d'Arjuna, pourra comme lui, devenir un ami très cher de Krsna, et atteindre une perfection semblable à la sienne.
Ce verset souligne donc que l'on doit concentrer le mental sur Krsna, sur la Forme à deux bras, portant une flûte, sur le garçon au beau visage, au teint bleuté, dont les cheveux s'ornent de plumes de paon. Plusieurs textes, dont la Brahma-samhita, décrivent Sri Krsna. On doit fixer son mental sur la Forme originelle de Dieu, la Forme de Krsna. Au vrai, il ne faudrait pas même laisser son attention se divertir sur les autres Formes du Seigneur. Le Seigneur a de multiples Formes, celles de Visnu, Narayana, Rama, Varaha, etc., mais le bhakta doit concentrer son mental sur la Forme première du Seigneur, qu'Arjuna voyait présente devant lui. Ainsi, la concentration du mental sur la Forme de Krsna constitue la part la plus secrète du savoir, et Krsna la révèle à Arjuna parce qu'il est Son ami, infiniment cher.
mam ekam saranam vraja
aham tvam sarva-papebhyo
mokshayisyami ma sucah
Laisse là toute autre forme de religion, et abandonne-toi simplement à Moi. Toutes les suites de tes fautes, Je t'en affranchirai. N'aie nulle crainte.
Le Seigneur a décrit diverses sortes de connaissance: la connaissance des voies de religion, la connaissance du Brahman Suprême, la connaissance de l'Ame Suprême, la connaissance des différents varnas et asramas (notamment celle du sannyasa), la connaissance du détachement, de la maîtrise du mental et des sens, de la méditation, etc. Il a exposé différents types de religion, de diverses manières. Et à présent qu'Il résume la Bhagavad-gita, Il demande à Arjuna de rejeter toutes ces voies, pour simplement s'abandonner à Lui, Sri Krsna. Par cet abandon, Arjuna se verra déchargé de toute conséquence relative à ses actes coupables, car le Seigneur promet en personne de lui accorder protection. La Bhagavad-gita enseignait précédemment que seul celui qui s'est affranchi de toutes les conséquences de ses actes coupables peut entreprendre d'adorer le Seigneur, Sri Krsna. On pourra donc croire qu'à moins d'être libre de toutes les suites de ses fautes, il demeure impossible d'emprunter la voie de l'abandon au Seigneur. Mais à de tels doutes, notre verset répond que même celui qui n'est pas encore affranchi de toutes les suites de ses péchés recevra cette grâce par le seul fait d'adopter la voie de l'abandon à Krsna. Nul besoin de fournir des efforts acharnés visant à se libérer soi-même des suites des actes coupables. Il faut sans hésitation accepter Krsna comme le sauveur de tous les êtres. Avec foi, avec amour, on doit s'abandonner à Lui.
Selon la voie dévotionnelle, on doit seulement accepter de suivre les principes religieux qui conduisent vers le service de dévotion offert au Seigneur. L'homme peut accomplir tel ou tel devoir, prescrit selon le varna et l'asrama auxquels il appartient; mais si, en s'en acquittant, il ne devient pas conscient de Krsna, tous ses actes auront été vains. Tout ce qui ne conduit pas à la perfection de la conscience de Krsna doit être évité. Il faut avoir la foi qu'en toutes circonstances, Krsna nous protégera de toutes difficultés, quelles qu'elles soient. N'avoir nul souci de la manière dont le corps se maintient en vie: Krsna y veille. A chaque minute, se voir sans recours et considérer Krsna comme le seul fondement de son progrès dans l'existence. Car, aussitôt que l'on s'engage avec sérieux dans le service de dévotion offert au Seigneur, avec la pleine conscience de Krsna, on se trouve purifié de toute souillure provenant de la nature matérielle. Il existe différentes formes de religion et différentes voies de purification, telles que le développement de la connaissance, la méditation dans le yoga, etc., mais celui qui s'abandonne à Krsna n'a nul besoin de se plier à tant de pratiques. Ce seul abandon lui évitera de perdre son temps. Grâce à lui, d'un coup il dépassera les fruits de toutes pratiques et se trouvera libéré de toutes les conséquences de ses fautes.
Chacun devrait être attiré par la beauté de Krsna. Le Nom même de Krsna signifie: l'infiniment fascinant. Grande est la fortune de celui qui éprouve de l'attrait pour la Forme de Krsna, belle et omnipotente. On distingue différents ordres de spiritualistes: certains sont attachés à l'aspect du Brahman impersonnel, d'autres à celui de l'Ame Suprême... ; mais celui qu'attire l'aspect personnel de Dieu, la Personne Suprême, et, par-dessus tout, celui qui est fasciné par la Personne Suprême dans Sa Forme de Krsna, est certes le plus parfait. Ainsi, le service de dévotion offert à Krsna, en pleine conscience, constitue la part la plus secrète du savoir et l'essence même de la Bhagavad-gita tout entière. Les karma-yogis, les philosophes empiriques, les yogis et les bhaktas sont tous qualifiés de spiritualistes, mais l'être à la pure dévotion pour le Seigneur, le pur bhakta, les dépasse tous. Ici, les mots ma sucah, "n'aie nulle crainte, nul souci, n'hésite pas", sont pleins de sens. On pourrait, en effet, hésiter devant la possibilité de rejeter toute autre forme de religion pour simplement s'abandonner à Krsna, mais une telle crainte serait sans fondement.
nabhaktaya kadacana
na casusrusave vacyam
na ca mam yo ’bhyasuyati
Ce savoir secret ne saurait être dévoilé aux hommes ni austères, ni dévoués, ni engagés dans le service de dévotion, ou qui M'envient.
Les hommes qui n'ont pas mis en œuvre les austérités que comporte la voie de la religion, qui n'ont jamais tenté de s'engager dans le service de dévotion, dans la conscience de Krsna, qui n'ont jamais servi un pur bhakta, et plus spécialement les hommes qui prennent Krsna pour un personnage historique ou jalousent Sa grandeur, ne doivent pas être entretenus de cette part, la plus secrète, du savoir. Cependant, on voit parfois même des personnes démoniaques, qui envient Krsna et ne Lui rendent un culte qu'à leur façon, faire profession de commenter la Bhagavad-gita de manière inauthentique, à des fins lucratives; quiconque désire vraiment connaître Krsna, doit se garder de tels commentaires. En fait, la Bhagavad-gita, ni Krsna, ne peuvent être compris de ceux qui sont enclins aux plaisirs matériels, ou même de ceux qui ne le sont pas, qui suivent strictement les règles auto-disciplinaires données par les Ecritures védiques, mais ne sont pas bhaktas. Et celui qui revêt l'apparence du bhakta, sans toutefois s'engager de façon authentique en des actes conscients de Krsna, lui non plus ne peut saisir Krsna. Nombre d'hommes envient Krsna parce qu'Il a montré, dans la Bhagavad-gita, qu'il est l'Etre Suprême, et que nul ne Lui est supérieur ni même égal. On ne doit pas dévoiler à ces hommes le savoir que contient la Bhagavad-gita, car ils ne peuvent le saisir. Nul homme privé de foi ne comprendra la Bhagavad-gita ou Krsna. Sans recevoir la connaissance de Krsna des lèvres d'une autorité en la matière, des lèvres de Son pur dévot, il ne faut pas essayer de commenter la Bhagavad-gita.
mad-bhaktesv abhidhasyati
bhaktim mayi param kritva
mam evaishyaty asamsayah
Pour celui qui enseigne ce secret suprême à Mes dévots, le progrès dans le service de dévotion est assuré, et, à la fin, nul doute, il reviendra à Moi.
En général, on conseille que l'étude de la Bhagavad-gita ne se fasse qu'entre les bhaktas, car nul abhakta ne pourra jamais la comprendre, ou comprendre Krsna. Ceux qui n'acceptent pas la Bhagavad-gita telle qu'elle est, ne doivent pas essayer d'expliquer ce texte sacré selon leur fantaisie, et par là commettre à son égard des offenses. La Bhagavad-gita ne doit être expliquée qu'à ceux qui sont prêts à accepter que Krsna est Dieu, la Personne Suprême. Elle constitue un sujet d'étude pour les seuls bhaktas, non pour les hommes qui se livrent à la spéculation philosophique. Mais, d'autre part, quiconque s'efforce sincèrement de présenter la Bhagavad-gita telle qu'elle est progressera dans sa vie dévotionnelle et atteindra la dévotion pure, qui lui assurera le retour à Dieu, le retour en sa demeure première.
kascin me priya-krttamah
bhavita na ca me tasmad
anyah priyataro bhuvi
Nul de Mes serviteurs, en ce monde, ne M'est plus cher que lui, et jamais nul ne Me sera plus cher
dharmyam samvadam avayoh
jnana-yajnena tenaham
istah syam iti me matih
Et je le proclame, celui qui étudiera cet entretien sacré, le nôtre, M'adorera par son intelligence.
shrinuyad api yo narah
so ’pi muktah subhal lokan
prapnuyat punya-karmanam
Quant à celui qui l'aura écouté avec foi, sans envie, il s'affranchira des suites de ses actes coupables et atteindra les planètes oú vivent les vertueux.
Dans le soixante-septième verset de ce chapitre, le Seigneur a spécifiquement interdit que la Bhagavad-gita soit exposée à ceux qui Le jalousent. La Bhagavad-gita est donc uniquement destinée aux bhaktas; mais on voit parfois ces derniers tenir des conférences publiques, devant une audience où on ne trouve certes pas que des bhaktas. Comment cela peut-il se justifier? Mais notre verset indique que parmi les hommes, nombreux sont ceux qui, sans être dévots de Krsna, n'éprouvent pour Lui aucune jalousie, et ont même foi en Lui comme Dieu la Personne Suprême. Que des lèvres d'un authentique bhakta ils écoutent les gloires du Seigneur, et ils se verront aussitôt affranchis de toutes les suites de leurs fautes, puis atteindront les planètes où vivent les hommes de vertu. Ainsi, simplement en écoutant la Bhagavad-gita, même celui qui ne cherche pas à devenir un pur bhakta obtient au moins le fruit qui s'attache aux actes vertueux. Le pur bhakta offre donc à chacun l'occasion de se libérer de toutes les conséquences de ses fautes et de devenir un dévot du Seigneur.
Les hommes libérés de toutes les conséquences de leurs actes coupables sont généralement vertueux. Ils adoptent très facilement la conscience de Krsna. Les mots punya-karmanam, employés ici, méritent qu'on s'y arrête. Ils indiquent l'accomplissement de grands sacrifices. Les êtres qui font preuve de vertu dans l'accomplissement du service de dévotion, mais ne sont pas entièrement purs, peuvent atteindre l'étoile polaire, Dhruvaloka, où règne Dhruva Maharaja, grand dévot du Seigneur.
tvayaikagrena cetasa
kaccid ajnana-sammohah
pranastas te dhananjaya
O Arjuna, conquérant des richesses, as-tu tout écouté d'un mental parfaitement vigilant? Tes illusions, ton ignorance, sont-elles à présent dissipés?
Le Seigneur agit en tant que maître spirituel d'Arjuna. Il a donc pour devoir de S'enquérir s'il a bien saisi tout le message de la Bhagavad-gita. Sinon, le Seigneur sera prêt à lui expliquer de nouveau n'importe quel point, ou même, au besoin, l'entière Bhagavad-gita. Mais en fait, quiconque reçoit la Bhagavad-gita des lèvres d'un maître spirituel authentique, de Krsna en personne ou de Son représentant, voit toute son ignorance dissipée. La Bhagavad-gita n'est pas un livre ordinaire, l'œuvre d'un poète ou d'un auteur de fiction: c'est Dieu, la Personne Suprême, qui l'énonce. Quiconque est assez fortuné pour en recevoir l'enseignement des lèvres de Krsna ou de Son représentant authentique, est assuré de passer à l'état d'être libéré et d'échapper aux ténèbres de l'ignorance.
nasto mohah smritir labdha
tvat-prasadan mayacyuta
sthito ’smi gata-sandehah
karisye vacanam tava
Arjuna dit:
O cher Krsna, Toi l'Infaillible, mon illusion s'est maintenant évanouie: j'ai, par Ta grâce, recouvré la mémoire. Me voici ferme, affranchi du doute; je suis prêt à agir selon Ta parole.
La fonction originelle, naturelle et éternelle de l'être vivant (représenté ici par Arjuna) est d'agir selon les directives du Seigneur Suprême. Il est dans la nature de l'être vivant d'être autodiscipliné. Sri Caitanya Mahaprabhu enseigna que la véritable position de l'être vivant est celle de serviteur éternel de Dieu. Qu'il oublie cette vérité, et il se verra conditionné par la nature matérielle, mais qu'il serve Dieu, et il connaîtra la libération, tout en demeurant serviteur. Par nature, l'être vivant est destiné au service: il peut servir soit maya, l'illusoire, soit le Seigneur. S'il sert le Seigneur, il se trouve alors en sa condition naturelle; mais s'il choisit de servir l'énergie externe, l'énergie illusoire, sa condition sera certes celle d'un être enchaîné. Lorsqu'il est sous l'empire de l'illusion, l'être continue de servir un maître, mais il le fait dans le cadre de l'univers matériel. Tout enchaîné qu'il se trouve alors par sa concupiscence et ses désirs, il n'en continue pas moins de se croire le maître du monde. C'est ce qu'on appelle l'illusion. Lorsque l'être est libéré, son illusion se dissipe, et il s'abandonne de lui-même à l'Etre Suprême, pour agir selon Ses désirs. La dernière illusion, le dernier piège que maya tend à l'être, consiste en l'idée qu'il est lui-même Dieu. Alors, l'être croit vraiment qu'il n'est plus une âme conditionnée, mais bien Dieu en personne. Sa sottise est si grande qu'il ne se demande pas même comment, bien que Dieu, il peut être sujet au doute. Mais cela n'effleure pas son esprit. Tel est donc le dernier piège de l'illusion. En vérité, s'affranchir de l'énergie illusoire, c'est comprendre Krsna, Dieu, la Personne Suprême, et accepter d'agir selon Ses directives. Dans notre verset, le mot mohah revêt une grande importance: Mohah indique ce qui s'oppose au savoir. Le vrai savoir, c'est celui par quoi on comprend que chaque être vivant est le serviteur éternel du Seigneur; et l'illusion est ce par quoi, au lieu de se voir ainsi, l'être ne se veut le serviteur de personne et se croit le maître du monde, désirant dominer la nature matérielle. On pourra franchir cette illusion grâce à la miséricorde du Seigneur ou de Son pur dévot. Une fois cette illusion évanouie, l'on acceptera d'agir dans la conscience de Krsna.
Agir dans la conscience de Krsna, c'est agir selon les instructions de Krsna. L'âme conditionnée, sous l'illusion de l'énergie externe, de la matière, ignore que le Seigneur Suprême est le maître à la connaissance infinie, le possesseur de toutes choses. Le Seigneur peut accorder tout ce qu'Il désire à Ses dévots; Il est certes l'ami de tous les êtres, mais a un penchant particulier pour Ses dévots; Il est le maître de la nature matérielle et de toutes les entités vivantes. C'est également Lui qui contrôle le temps inexhaustible, Lui encore qui possède toutes les perfections comme la toute-puissance. Dieu, la Personne Suprême, peut même Se donner à Son dévot. Celui qui ne Le connaît pas vit sous l'empire de l'illusion; refusant d'être Son dévot, il devient le serviteur de maya. Arjuna, lui, après avoir écouté le Seigneur énonçant la Bhagavad-gita, s'affranchit de toute illusion. Il put saisir que Krsna n'était pas seulement son ami, mais Dieu, la Personne Suprême; il comprit Krsna tel qu'Il est. C'est donc là le fruit même de l'étude de la Bhagavad-gita. Lorsqu'un homme vit dans la pleine connaissance, tout naturellement il s'abandonne à Krsna. Lorsqu'Arjuna comprit qu'il était du dessein de Krsna de réduire l'augmentation excessive de la population, il accepta d'engager le combat selon le désir du Seigneur. Il reprit ses armes -son arc et ses flèches- pour combattre sous le commandement de Dieu, la Personne Suprême.
ity aham vasudevasya
parthasya ca mahatmanah
samvadam imam asrausam
adbhutam roma-harsanam
Sanjaya dit:
Tel ai-je entendu le dialogue de deux âmes magnanimes, Krsna et Arjuna, dialogue si merveilleux qu'il fait sur mon corps les poils se hérisser.
Au commencement de la Bhagavad-gita, nous avons vu Dhrtarastra demander à Sanjaya son secrétaire, de lui rapporter les événements se déroulant sur le champ de bataille de Kuruksetra. La Bhagavad-gita tout entière fut révélée à Sanjaya, en son coeur, par la grâce de son maître spirituel, Vyasa. Ainsi Sanjaya put-il exposer la suite des événements sur le champ de bataille. Le dialogue de la Bhagavad-gita a ceci de merveilleux qu'aucun autre d'une telle importance, entre deux grandes âmes, n'avait jamais eu lieu auparavant et jamais non plus ne se répétera. Il est merveilleux, encore, parce qu'en lui, Dieu, la Personne Suprême, parle de Lui-même et de Ses diverses énergies à un être distinct, Arjuna, qui est Son grand dévot. Si nous marchons sur les traces d'Arjuna pour ce qui touche à la connaissance de Krsna, notre vie sera alors heureuse et couronnée de succès. Sanjaya, réalisant cette vérité, a pu rapporter à Dhrtarastra, comme il lui était révélé, le dialogue. Et il arrivera à cette conclusion: ou se trouvent Krsna et Arjuna, là est aussi la victoire.
etad guhyam aham param
yogam yogeshvarat krishnat
sakshat kathayatah svayam
Par la grâce de Vyasa, j'ai entendu cet entretien, le plus secret; directement je l'ai entendu de Krsna, le Maître de tous les yogas, qui en Personne parlait à Arjuna.
Vyasa est le maître spirituel de Sanjaya; ce dernier reconnaît que c'est par la grâce de son maître qu'il a pu comprendre Dieu, la Personne Suprême. La signification de ses paroles est que l'on ne doit pas chercher à saisir Krsna directement, mais par l'intermédiaire du maître spirituel. Le maître spirituel agit comme un intermédiaire transparent, à travers l'indispensable médiation duquel l'expérience spirituelle n'en reste pas moins directe. Tel est le mystère de la filiation spirituelle. Si le maître spirituel est authentique, ou pourra entendre la Bhagavad-gita directement, telle qu'Arjuna l'entendit.
Il existe, dans le monde, nombre de yogis d'obédiences diverses, mais Krsna, Lui, est le maître de toutes les voies de yoga. L'enseignement de Krsna est explicite dans la Bhagavad-gita: s'abandonner à Lui. Celui qui ainsi s'abandonne est le plus haut des yogis, ce que confirme le dernier verset du sixième chapitre.
Narada est le disciple direct de Krsna et le maître spirituel de Vyasa. Ainsi, puisqu'il appartient à la succession disciplique issue de Krsna, Vyasa est un maître tout aussi authentique qu'Arjuna, et Sanjaya, son disciple direct. Par la grâce de Vyasa, les sens de Sanjaya furent purifiés, lui permettant de voir et d'entendre Krsna directement. Tout être qui entend directement Krsna peut saisir le savoir secret révélé dans la Bhagavad-gita. Or, celui qui n'a pas recours à la succession disciplique ne peut entendre Krsna; par suite, son savoir demeure toujours imparfait, du moins en ce qui touche à la Bhagavad-gita.
La Bhagavad-gita explicite toutes les voies de yoga, le karma-yoga, le jnana-yoga et le bhakti-yoga... Et Krsna est le maître de toutes. Sachons bien encore que non seulement Arjuna eut la grande fortune d'entendre et de comprendre Krsna de façon directe, mais Sanjaya aussi, par la grâce de Vyasa. Il n'existe en fait aucune différence entre écouter la parole de Krsna en personne ou l'écouter par l'intermédiaire d'un maître spirituel authentique tel Vyasa. Le maître spirituel représente également Vyasadeva, et selon le système védique, les disciples célèbrent le jour anniversaire du maître spirituel par une cérémonie du nom de vyasa-puja.
samvadam imam adbhutam
keshavarjunayoh punyam
hrsyami ca muhur muhuh
O roi, me rappelant encore et encore ce dialogue merveilleux entre Krsna et Arjuna, j'éprouve une immense joie, et chaque instant je frémis.
Le savoir révélé dans la Bhagavad-gita est si sublime, si purement spirituel, que quiconque se familiarise avec les propos échangés entre Krsna et Arjuna devient vertueux et ne peut plus oublier leur dialogue. Voilà qui marque l'établissement dans la vie spirituelle. En d'autres mots, celui qui écoute la Bhagavad-gita de la bonne source, directement du Seigneur, atteint la pleine conscience de Krsna. La conscience de Krsna porte comme fruit un éclairement toujours plus grand, et fait que l'on jouit de la vie, que l'on frémit de joie, non pour quelques instants, mais sans cesse.
rupam aty-adbhutam hareh
vismayo me mahan rajan
hrsyami ca punah punah
Et lorsque vient à ma mémoire, ô roi, l'éblouissante forme de Krsna, plus grande encore est pour moi la merveille, et toujours plus grande ma joie.
Il semble bien que Sanjaya ait pu lui aussi, par la grâce de Vyasa, voir la forme universelle du Seigneur révélée à Arjuna. Certes, il est dit que Sri Krsna jamais auparavant n'avait manifesté une telle forme, et que celle-ci ne fut dévoilée qu'à Arjuna, mais quelques grands bhaktas purent en cet instant la voir eux aussi, et Vyasa était parmi eux. Car, il est l'un des grands dévots du Seigneur, et on le tient pour un puissant avatara. Vyasa put donc révéler sa vision à son disciple, Sanjaya, lequel, se souvenant encore et encore de la forme merveilleuse dévoilée par Krsna à Arjuna, en trouve une joie immense, toujours accrue.
yatra partho dhanur-dharah
tatra srir vijayo bhutir
dhruva nitir matir mama
Oú que se trouve Krsna, le Maître de tous les yogis, oú que se trouve Arjuna, l'archer sublime, là règnent l'opulence, la victoire, la puissance formidable et la moralité. Telle est ma pensée.
Drona et Karna, auraient la victoire. Il s'attendait à ce que son camp remporte le combat. Cependant, après lui avoir décrit la scène du champ de bataille, Sanjaya déclare au roi: "Tu espères la victoire, mais voici ma pensée: là où se trouvent Krsna et Arjuna, là se trouve également toute heureuse fortune." Il lui confirme ainsi de façon directe qu'on ne doit pas s'attendre à la victoire de son camp. La victoire va sans aucun doute revenir au camp d'Arjuna, puisque Krsna en fait partie. Acceptant de conduire le char d'Ajurna, Krsna manifeste une autre de Ses perfections, le renoncement, qu'Il montra d'ailleurs en nombre d'occasions, Lui le maître du renoncement.
C'est en fait Duryodhana et Yudhisthira qui s'opposent dans la Bataille de Kuruksetra; et Arjuna porte assistance guerrière à son frère aîné, Yudhisthira. Parce que Krsna et lui se trouvent du côté de Yudhisthira, la victoire de ce dernier est assurée. La bataille a pour objet d'établir qui sera empereur du monde, et Sanjaya prédit ici que le pouvoir passera aux mains de Yudhisthira. Il prédit également que Yudhisthira, après avoir remporté la bataille, verra sa prospérité s'accroître de plus en plus, car non seulement droit et pieux, il est aussi un homme de la plus haute moralité. De toute son existence, il n'a pas proféré un seul mensonge. Bien des hommes auxquels l'intelligence fait défaut prennent la Bhagavad-gita pour un simple échange entre deux amis sur un champ de bataille. Mais s'il en était ainsi, la Bhagavad-gita ne mériterait pas le nom d'Ecriture sacrée. Certains peuvent toujours avancer que Krsna fut immoral en poussant Arjuna à combattre, mais ici, la vérité sur la situation se trouve clairement établie; la Bhagavad-gita enseigne la moralité la plus haute. Cet enseignement de moralité suprême est résumé au trente-quatrième verset du neuvième chapitre: chacun doit devenir dévot de Krsna. Et l'essence de toute religion est de s'abandonner à Krsna. La Sri Bhagavad-gita constitue donc la voie suprême de religion et de moralité. Toutes les autres voies purifieront peut-être celui qui les emprunte, ou le mèneront à la voie suprême de la Bhagavad-gita, mais c'est en elle, en son enseignement ultime, que réside le sommet de la moralité et de la religion: s'abandonner à Krsna. Telle est la somme du dix-huitième chapitre.
Par l'étude de la Bhagavad-gita, nous comprenons que si la méditation et la spéculation philosophique peuvent nous conduire à réaliser notre nature spirituelle, l'abandon total à Krsna constitue l'établissement même dans la plus haute perfection. Telle est 1'essence des enseignements de la Bhagavad-gita. L'observance des principes régulateurs du varnasrama-dharma et des diverses religions peut être tenue pour une voie secrète, pour autant que le soient les rites religieux; cette voie, cependant, ne saurait mener au-delà de la méditation et du développement de la connaissance. L'abandon à Krsna, à travers le service de dévotion en pleine conscience de Krsna, constitue l'enseignement le plus secret, le plus "confidentiel", de la Bhagavad-gita, et l'essence du dix-huitième chapitre.
La Bhagavad-gita enseigne encore que l'ultime Vérité est la Personne Suprême, Sri Krsna. La Vérité Absolue est réalisée en trois degrés: le Brahman impersonnel, le Paramatma, "localisé", ou situé dans le coeur de tous les êtres, et Bhagavan, la Personne Suprême, Sri Krsna. Par connaissance parfaite de la Vérité Absolue, il faut donc entendre connaissance parfaite de Krsna. Toutes les branches de la connaissance sont incluses dans la connaissance de Krsna. Krsna transcende la matière, car Il demeure toujours dans l'atmosphère spirituelle de Son éternelle puissance interne. Les êtres vivants se divisent en deux ordres: les uns éternellement conditionnés, les autres éternellement libérés. Ils sont innombrables et font tous partie intégrante de Krsna, dont ils sont des fragments. Quant à l'énergie matérielle, elle se manifeste en vingt-quatre éléments, qui forment ses divisions. La création matérielle s'opère sous l'action du temps éternel; et l'univers matériel est créé puis dissous par la puissance externe du Seigneur. Ses créations et dissolutions, ou manifestations et non-manifestations, se répètent en un cycle sans fin.
La Bhagavad-gita traite essentiellement de cinq sujets: le Seigneur Suprême, la nature matérielle, les êtres vivants, le temps éternel et les actes de tous ordres. Les quatre derniers éléments dépendent du premier, de Dieu, la Personne Suprême, Sri Krsna. Les différents concepts de la Vérité Absolue, c'est-à-dire le Brahman impersonnel, le Paramatma présent en le coeur de chacun, ou tout autre concept spirituel que l'on peut en avoir, se trouvent inclus dans la Personne Suprême. Bien qu'en surface, la Personne Suprême et Absolue, l'être vivant, la nature matérielle et le temps semblent distincts, rien n'est séparé de l'Absolu. Mais encore, l'Absolu Se différencie de toute chose. Telle est la philosophie de Sri Caitanya Mahaprabhu, philosophie où Dieu est à la fois, et inconcevablement, différent et non-différent de tout ce qui est. Elle nous livre la parfaite connaissance de la Vérité Absolue.
Dans sa position première, l'être vivant est purement spirituel, fragment infime de l'Etre spirituel suprême. On le classe néanmoins comme l'énergie marginale, car il peut demeurer lié à l'énergie spirituelle ou entrer en contact avec l'énergie matérielle. En d'autres termes, l'être distinct se situe comme entre les énergies spirituelle et matérielle. Et parce qu'appartenant à l'énergie supérieure, il est doté d'un fragment d'indépendance. En faire bon usage, c'est, pour lui, se placer sous la direction de Krsna, et ainsi atteindre à sa condition naturelle, dans l'énergie de félicité du Seigneur.
Ainsi s'achèvent les enseignements de Bhaktivedanta sur le dix-huitième chapitre, ou conclusion, de la Srimad-Bhagavad-gita intitulé.- "Le parfait renoncement".