Le sankhya-yoga.
anasritah karma-phalam
karyam karma karoti yah
sa sannyasi ca yogi ca
na niragnir na cakriyah
Le Seigneur bienheureux dit :
Il est le sannyasi, le vrai yogi, celui qui s'acquitte de ses devoirs sans attachement aucun pour les fruits de ses actes, et non celui qui n'allume pas de feu, qui se retranche de l'action.
Le Seigneur, dans ce chapitre, explique, entre autres, que le yoga en huit phases (l'astanga-yoga) permet à l'homme de dominer son mental et ses sens. Toutefois, pour la plupart des gens, et en particulier dans l'ère de Kali, ce yoga présente de grandes difficultés. C'est pourquoi, bien qu'Il le recommande dans ce chapitre, Krsna le déclare nettement inférieur au karma-yoga, c'est-à-dire au yoga de l'action accomplie dans la conscience de Krsna. Les actes, en ce monde, sont une nécessité absolue; nul n'y échappe, dans un domaine ou dans un autre, que ce soit pour subvenir aux besoins de sa famille ou protéger ses biens. Mais nul homme, également, n'agit sans motif personnel, sans un désir de profit, pour sa propre personne ou pour ceux qui lui sont chers. La perfection sera donc d'agir dans la conscience de Krsna, plutôt que de chercher à jouir des fruits de l'acte. Agir ainsi est le devoir de tous les êtres, car tous font partie intégrante de Dieu. De même qu'un organe ne fonctionne pas pour lui-même, mais pour le corps entier, l'être doit agir pour la satisfaction du Tout complet, et non pour la sienne propre. Telle est la règle de vie du yogi et du sannyasi parfaits.
Il arrive parfois qu'un sannyasi se croit faussement libéré de tout devoir matériel et cesse d'accomplir le sacrifice du feu (l'agnihotra-yajna); cependant, ce sannyasi a encore un désir personnel, celui de s'identifier au Brahman impersonnel pour ne plus faire qu'Un avec Lui. Son désir est, certes, plus élevé que tout autre désir matériel, mais n'en demeure pas moins motivé par l'égoïsme. Et le yogi qui, les yeux mi-clos, cessant toute action d'ordre matériel, pratique l'astanga-yoga, lui aussi désire une satisfaction personnelle. Le bhakta, au contraire, agit dans un seul but: satisfaire le Tout absolu. Il juge du succès de ses actes selon la satisfaction de Krsna; aussi est-il le parfait sannyasi, le parfait yogi. Dans Ses prières, Sri Caitanya Mahaprabhu montre l'exemple parfait d'un tel renoncement:
"0 Seigneur tout-puissant, je n'aspire nullement aux richesses, je ne désire pas de jolies femmes, et ne cherche pas de nombreux disciples. Je veux seulement Te servir avec amour et dévotion, vie après vie."
yogam tam viddhi pandava
na hy asannyasta-sankalpo
yogi bhavati kascana
Sache-le, ô fils de Pandu: il est dit qu'on ne peut séparer le yoga, la communion avec l'Absolu, du renoncement, car sans abandonner tout désir de jouissance matérielle, nul ne peut devenir un yogi.
Pratiquer le sannyasa-yoga, ou bhakti-yoga, signifie à la fois connaître sa nature originelle, sa condition éternelle, et agir en conséquence. Les êtres distincts ne sont pas des entités indépendantes, séparées de Dieu; ils constituent Son énergie marginale. Prisonniers de la matière, ils en subissent le conditionnement. Mais qu'ils deviennent conscients de Krsna et de l'énergie spirituelle, et ils recouvreront leur état réel, naturel. C'est alors, leur connaissance originelle retrouvée, qu'ils renoncent à tous les plaisirs matériels, à toute action intéressée. Tel est le renoncement des yogis, qui détachent les sens de leurs objets. Mais le bhakta, lui, est à la fois un sannyasi et un yogi, car jamais il n'use de ses sens à une fin autre que la satisfaction de Krsna. C'est tout naturellement qu'il atteint le but du savoir et de la maîtrise des sens prescrits dans le jnana et le yoga, tandis que l'homme incapable de s'affranchir de son égocentrisme ne pourra jamais rien tirer du jnana ou du yoga. Leur véritable but, leur but commun, n'est autre que de renoncer à notre satisfaction propre pour chercher uniquement celle du Seigneur. Ainsi, le bhakta n'a aucun désir de jouissance personnelle, il agit constamment pour le plaisir de l'Être Suprême. L'être ne peut demeurer inactif. C'est pourquoi celui qui ne connaît pas l'existence du Seigneur devra, nécessairement, agir pour sa propre jouissance. La conscience de Krsna peut donc, à elle seule, nous apporter les résultats de tous les autres yogas.
karma karanam ucyate
yogarudhasya tasyaiva
samah karanam ucyate
Par l'action progresse le néophyte qui emprunte la voie du yoga en huit phases, alors qu'il s'agit, pour le parfait yogi, de cesser toute action matérielle. C'est ce qui fut établi.
Le yoga permet de nous unir à l'Être Suprême; il consiste en une série de pratiques échelonnées menant à la plus haute réalisation spirituelle. L'échelle qu'il représente prend appui sur la condition matérielle la plus basse, et ses échelons constituent les diverses pratiques qu'on y trouve, classées en trois groupes: le jnana-yoga, le dhyana-yoga et le bhakti-yoga. Mais l'échelle elle même garde le nom de yoga. Le bas de l'échelle est le yogaruruksa, et son sommet, le yogarudha.
L'adepte de l'astanga-yoga doit, au début, suivre des principes régulateurs et s'exercer à diverses postures (qui sont de simples exercices physiques) avant d'aborder la méditation. Ces pratiques conduisent à l'équilibre mental qui convient pour maîtriser les sens. Lorsque le yogi s'est stabilisé dans la méditation, aucune pensée extérieure ne peut plus l'en détourner. Cependant, les principes et les exercices de ce yoga sont encore dans le champ matériel. Le bhakta, lui, n'a nul besoin de passer par ces étapes; absorbé en Krsna, se trouve, dès le début, plongé dans la méditation. Aucun de ses actes, par ailleurs, n'est matériel, puisqu'ils ont pour seul but le service du Seigneur.
na karmasv anusajjate
sarva-sankalpa-sannyasi
yogarudhas tadocyate
Il sera nommé du nom de parfait yogi, celui qui, ayant rejeté tout désir matériel, n'agit plus pour le plaisir des sens, ni pour jouir du fruit de ses actes.
Quiconque s'est engagé pleinement, avec amour, dans le service du Seigneur, trouve en lui-même le bonheur. Il ne cherche plus à jouir de ses sens, ni à tirer profit de ses actes. Et, comme on ne peut vivre sans agir, celui qui ne connaît pas cette joie intérieure devra fatalement poursuivre les plaisirs matériels. Ainsi, en dehors de la conscience de Krsna, l'homme se livrera toujours à des actes égoïstes, visant son propre plaisir ou celui des gens auxquels il s'identifie: par exemple, les membres de sa famille, de sa nation, etc. Dans la conscience de Krsna, au contraire, l'être peut, au service du Seigneur, assumer tous les actes, et rester, malgré cela, tout à fait détaché des plaisirs matériels. C'est pourquoi celui qui désire s'élever au sommet de l'échelle du yoga sans aller directement à la conscience de Krsna devra d'abord s'affranchir des désirs matériels par des moyens seulement techniques.
natmanam avasadayet
atmaiva hy atmano bandhur
atmaiva ripur atmanah
Le mental peut être ami de l'âme conditionnée, comme il peut être son ennemi. L'homme doit s'en servir pour s'élever, non pour se dégrader.
Le mot atma désignera, selon le contexte, le corps, le mental ou l'âme. Le yoga met plus particulièrement l'accent sur ces deux derniers aspects: le mental et l'âme. Comme le mental est le centre d'intérêt de la pratique du yoga, le terme atma ne peut ici désigner que le mental. Le but du yoga est de dominer le mental, de l'empêcher de s'attacher aux objets des sens. De plus, comme notre verset le souligne, l'effet du yoga devra être d'éduquer le mental, de telle sorte que ce dernier puisse sortir l'âme conditionnée de l'ignorance où elle est maintenue. Dans l'existence matérielle, tout le monde est esclave du mental et des sens; en fait, ce mental, qui nous donne une fausse conception de nous-mêmes, qui fait germer en nous le désir de dominer la nature matérielle, est à l'origine de l'emprisonnement de l'âme dans l'univers matériel. Si le mental, donc, est dirigé de façon à ne pas se laisser fasciner par le miroitement de la matière, l'âme échappera à son conditionnement. En aucun cas nous ne devons nous laisser aller aux objets des sens, car selon un processus de dégradation, ils nous enlisent toujours plus dans l'existence matérielle. Le meilleur moyen pour nous dégager de cet enlisement ce sera de ne jamais offrir à nos pensées qu'un seul objet: Krsna. Le terme hi, dans ce verset, insiste sur l'idée que l'on "doit" agir ainsi. D'autres textes confirment le présent verset:
"Le mental est cause de l'emprisonnement de l'homme dans la matière, mais également de sa libération. Absorbé dans les objets des sens, il emprisonne l'être; détaché des objets des sens, il le libère."
Concentrer le mental sur Krsna apporte donc la libération suprême.
VERSET 6
yenatmaivatmana jitah
anatmanas tu satrutve
vartetatmaiva satru-vat
De celui qui l'a maîtrisé, le mental est le meilleur ami; mais pour qui a échoué dans l'entreprise, il devient le pire ennemi.
L'objectif de l'astanga-yoga est de maîtriser le mental, d'en faire un ami capable de nous aider à remplir notre mission d'homme. Si elle n'engendre cette maîtrise, la pratique du yoga ne sera au mieux qu'une perte de temps, une simple exhibition. Un mental incontrôlé, voilà le pire ennemi de l'homme, car il l'empêche de mener sa vie à son but. Chaque être, par nature, obéit à quelqu'un ou à quelque chose de supérieur. Tant que son mental règne sur lui en ennemi triomphant, il doit vivre sous la dictée de la concupiscence, de la colère, de l'avarice, de l'illusion, etc. Au contraire, une fois le mental soumis, il accepte de plein gré les directives de Dieu, la Personne Suprême, sis dans le cœur de tous les êtres sous la forme du Paramatma. Pratiquer le vrai yoga doit être l'occasion, pour l'adepte, de connaître le Paramatma dans le cœur et de suivre Ses instructions. Mais celui qui pratique directement la conscience de Krsna, c'est de façon toute naturelle qu'il s'abandonne sans réserve au Seigneur et à Ses instructions.
paramatma samahitah
sitosna-sukha-duhkhesu
tatha manapamanayoh
Qui a maîtrisé le mental, et ainsi gagné la sérénité, a déjà atteint l'Ame Suprême. La joie et la peine, le froid et la chaleur, la gloire et l'opprobre, il les voit d'un même oeil.
Tous les êtres, sans exception, sont faits pour vivre dans l'obéissance à Dieu, la Personne Suprême, sis en leur cœur (sous la forme du Paramatma). L'homme, cependant, se livre à des actes matériels aussi longtemps que l'énergie externe illusoire de Dieu fourvoie son mental. Aussi le considère-t-on parvenu au but dès qu'à l'aide de l'un ou l'autre des yogas, il maîtrise son mental. Chaque être doit en effet, par sa nature même, vivre sous les ordres d'une force supérieure. Aussi, dès le moment où le mental se fixe sur la nature supérieure, l'homme n'a d'alternative que de suivre les directives de Dieu. Le mental doit recevoir les instructions d'une source supérieure et s'y soumettre. Une fois le mental maîtrisé, l'homme suit automatiquement les directives du Paramatma, de l'Ame Suprême. Or, le bhakta, conscient de Krsna, atteint sur-le-champ cet état spirituel absolu, ou samadhi, état d'absorption totale en le Seigneur Suprême où l'on n'est plus affecté par les dualités de l'existence matérielle, le flux et reflux des joies et des peines, de la chaleur et du froid...
kuta-stho vijitendriyah
yukta ity ucyate yogi
sama-lostrasma-kancanah
On appelle yogi, âme réalisée, l'être à qui la connaissance spirituelle et la réalisation de cette connaissance donnent la plénitude. Il a atteint le niveau spirituel et possède la maîtrise de soi. D'un oeil égal il voit l'or, le caillou et la motte de terre.
Toute connaissance académique qui ne comporte pas la réalisation de la Vérité Suprême est entièrement vaine.
"Nul ne peut, en se servant de sens contaminés par la matière, comprendre la nature spirituelle et absolue du Nom, de la Forme, des Attributs et des Divertissements de Sri Krsna. Ils ne se révèlent qu'à l'homme chargé, par son service de dévotion au Seigneur, d'énergie spirituelle."
La Bhagavad-gita est la science de Dieu, c'est-à-dire la science qui permet à l'homme d'atteindre la conscience de Krsna, ce que ne saurait faire la simple érudition, la connaissance matérielle. Il faut, pour la comprendre, avoir la bonne fortune d'entrer en contact avec une personne de conscience pure, qui, comblée par son service et sa dévotion à Krsna, ait, par Sa grâce, pleinement réalisé cette connaissance. La connaissance spirituelle nous garde imperturbable dans nos convictions, tandis que le savoir académique laisse dérouté et confus devant de prétendues contradictions. On ne devient parfait qu'après être passé de la connaissance intellectuelle des textes à leur réalisation.
Parce qu'il s'est abandonné à Krsna, l'être conscient de son identité spirituelle maîtrise ses sens. Il se trouve au niveau spirituel, car sa connaissance n'a rien de commun avec l'érudition profane. Cette dernière, comme la spéculation intellectuelle, pour certains aussi précieuse que l'or, n'ont, à ses yeux, pas plus de valeur qu'une motte de terre ou une pierre.
madhyastha-dvesya-bandhusu
sadhusv api ca papesu
sama-buddhir visisyate
Plus élevé encore, celui qui voit d'un oeil égal l'indifférent, l'impartial, le bienfaiteur et l'envieux, l'ami et l'ennemi, le vertueux et le pécheur.
atmanam rahasi sthitah
ekaki yata-cittatma
nirasir aparigrahah
Le yogi doit toujours s'astreindre de fixer son mental sur l'Etre Suprême. Il lui faut vivre en un lieu solitaire, toujours rester maître de son mental, libre de tout désir et de tout sentiment de possession.
Il existe différents degrés dans la réalisation de Krsna, correspondant aux trois aspects du Seigneur: le Brahman, le Paramatma et Bhagavan (Dieu, la Personne Suprême). La conscience de Krsna, la conscience de Dieu, la Personne Suprême, peut se définir en quelques mots: un service constant offert au Seigneur dans l'amour et la dévotion. L'impersonnaliste en quête du Brahman, de même que le yogi méditant sur l'Ame Suprême, sont eux aussi conscients de Krsna, mais de façon partielle. Le Brahman, en effet, est la radiance de Krsna, et le Paramatma, Sa représentation partielle omniprésente. Aussi, le bhakta, parce qu'il est conscient de Bhagavan, la Personne Suprême, doit être tenu pour le plus parfait de tous les spiritualistes, car sa réalisation contient d'elle-même la réalisation du Brahman et du Paramatma, qui demeurent imparfaites.
Il est néanmoins conseillé à tous les spiritualistes de poursuivre avec constance leur voie respective, grâce à quoi ils atteindront, tôt ou tard, la plus haute perfection. Le premier devoir du spiritualiste est en effet d'absorber son mental en Krsna. Penser à Lui toujours et ne jamais L'oublier, fût-ce pour un instant, tel est le samadhi; pour l'atteindre, on doit vivre dans la solitude et éviter toute distraction, rechercher les situations favorables et rejeter tout frein à la réalisation spirituelle. Inflexible dans sa détermination, le spiritualiste doit en outre se défaire de la soif des biens matériels, car l'accumulation des richesses emprisonne l'homme dans un faux sentiment de possession. Quand on pratique directement la conscience de Krsna, toutes ces précautions sont naturellement prises, tous ces principes positifs naturellement suivis, car le bhakti-yoga implique une abnégation totale de soi, qui donne très peu de chance à tout sentiment de possession de se manifester. Srila Rupa Gosvami dit à ce propos:
"Celui qui n'est attaché à rien, mais qui, simultanément, accepte toute chose pour le service de Krsna, celui-là transcende vraiment tout sentiment de possession. Au contraire, le renoncement de qui rejette tout, mais ignore le lien unissant toute chose au Seigneur, sera toujours incomplet."
Sachant bien que Krsna est le vrai possesseur de tout, le pur bhakta se place sans difficulté au-dessus de tout sentiment de possession. Il ne cherche jamais son propre profit, mais sait accepter tout ce qui est favorable à la vie spirituelle, à la conscience de Krsna, et rejeter ce qui pourrait la restreindre. Toujours situé à un niveau purement spirituel, il transcende la matière et vit en solitaire, sans aucun goût pour la compagnie des abhaktas, qui refusent la conscience de Krsna. Il est le parfait yogi.
sthiram asanam atmanah
naty-ucchritam nati-nicam
cailajina-kusottaram
tatraikagram manah kritva
yata-cittendriya-kriyah
upavisyasane yunjyad
yogam atma-vishuddhaye
En un lieu saint et retiré, il doit se ménager, ni trop haut, ni trop bas, un siège d'herbe kusa, recouvert d'une peau de daim et d'un linge d'étoffe douce. Là, il doit prendre une assise ferme, pratiquer le yoga en maîtrisant le mental et les sens, fixer ses pensées sur un point unique, et ainsi purifier son coeur.
Par "lieu saint", il faut entendre lieu de pèlerinage. En Inde, yogis, bhaktas et autres spiritualistes quittent tous le foyer familial pour vivre en des sites sacrés, tel Prayaga, Mathura, Vrndavana, Hrsikesa, Hardwar, et y pratiquer le yoga dans la solitude, près des rivières sanctifiées, comme la Yamuna ou le Gange. Bien sûr, une telle retraite n'est pas toujours possible, surtout pour l'occidental. Mais pratiquer, à défaut, le yoga dans quelque club à la mode, au cœur d'une grande ville, c'est perdre son temps; ces clubs savent peut-être grossir leur fortune, mais ne sauraient offrir aucun enseignement de valeur quant à la vraie pratique du yoga.
Nul ne peut méditer s'il n'est maître de ses sens, s'il n'obtient un mental stable et serein. Or, le Brhan-naradiya Purana nous apprend que dans notre ère, le kali-yuga, les hommes vivront si peu de temps, connaîtront tant d'angoisses et progresseront si lentement dans la voie spirituelle, que la meilleure planche de salut sera de chanter le Saint Nom du Seigneur:
"Chante les Saints Noms, chante les Saints Noms, chante les Saints Noms du Seigneur, car en cette ère de discorde et d'hypocrisie, pas d'autre moyen, pas d'autre moyen, pas d'autre moyen pour atteindre la libération."
dharayann acalam sthirah
sampreksya nasikagram svam
disas canavalokayan
prashantatma vigata-bhir
brahmacari-vrate sthitah
manah samyamya mac-citto
yukta asita mat-parah
Le corps, le cou et la tête droits, le regard fixé sur l'extrémité du nez, le mental en paix, maîtrisé, affranchi de la peur, ferme dans le voeu de continence, il doit alors méditer sur Moi en son coeur, faisant de Moi le but ultime de sa vie.
Le but de la vie, c'est de connaître Krsna, qui, en tant que Paramatma, la Forme à quatre bras de Visnu vit dans le cœur de chaque être. On doit pratiquer le yoga à seule fin de découvrir, de voir face à face cette visnu-murti, cette Forme de l'émanation plénière de Krsna présente dans le cœur de chacun. Autrement, le yoga n'est qu'un jeu, un pseudo-yoga, une pure perte de temps. Krsna constitue le but ultime de l'existence, et la visnu-murti, le Paramatma, constitue l'objectif du yoga. Pour L'atteindre, il faut s'abstenir totalement de tous rapports sexuels. Il s'avère donc nécessaire de quitter son foyer pour vivre en un lieu solitaire et méditer dans la posture que décrit le verset. On ne peut s'adonner quotidiennement aux plaisirs sexuels, chez soi ou ailleurs, et, quelques heures plus tard, se métamorphoser en yogi grâce à quelque cours du soir de "yoga". Il n'est pas question de devenir un yogi si l'on n'apprend pas à dominer son mental, à s'abstenir de tous les plaisirs des sens, dont le plus fort est le plaisir sexuel. Dans son code du célibat, le grand sage Yajnavalkya disait:
"Faire vœu de brahmacarya doit nous aider à effacer complètement la sexualité de nos actes, paroles et pensées, à tout moment, en toute circonstance et en tout lieu."
Nul ne peut pratiquer correctement et efficacement le yoga s'il se livre aux plaisirs sexuels. Aussi doit-on être éduqué dans le brahmacarya dès l'enfance, quand on n'a encore eu aucune expérience sexuelle. Dès l'âge de cinq ans, les enfants sont envoyés au guru-kula, l'asrama du maître spirituel, pour y suivre la stricte discipline du brahmacarya, sans laquelle on ne peut progresser sur la voie du yoga, qu'il s'agisse du dhyana, du jnana ou de la bhakti.
On appelle également brahmacari l'homme marié qui observe les normes védiques de la vie conjugale, c'est-à-dire qui n'a de rapports sexuels qu'avec sa propre femme, et en fonction de règles strictes. Ce "grhastha-brahmacari" pourra participer à l'école de la bhakti, mais jamais à celle du jnana ou du dhyana, qui exigent la continence totale et n'acceptent aucun compromis. La bhakti permet une vie sexuelle restreinte, car son pouvoir, qui tient à la joie spirituelle, supérieure, de servir le Seigneur, fait perdre naturellement toute attraction pour les plaisirs de la chair. La Bhagavad-gita nous dit:
"Même à l'écart des plaisirs matériels, l'âme incarnée peut encore éprouver quelque désir pour eux. Mais qu'elle goûte une joie supérieure, et elle perdra ce désir, pour demeurer dans la conscience spirituelle."
D'autres spiritualistes doivent faire d'immenses efforts pour se couper de tout plaisir matériel, mais le bhakta, parce qu'il goûte une joie supérieure, que lui seul, d'ailleurs peut goûter, le fait automatiquement.
Outre le célibat, ce verset mentionne une autre règle que doit observer le yogi: être vigatabhih, "sans peur", chose impossible hors de la conscience de Krsna. Car la crainte est un des caractères de l'être conditionné; elle vient de sa mémoire corrompue, de son oubli de la relation éternelle qui l'unit à Krsna. Aussi le Srimad-Bhigavatam enseigne-t-il: la conscience de Krsna est le seul moyen d'échapper à toute crainte. Le yoga parfait ne se trouve donc accessible que pour le dévot de Krsna En effet, il est le plus élevé de tous les yogis, puisqu'il a déjà atteint le but ultime du yoga, qui est de voir le Seigneur à l'intérieur de soi. Tels sont les principes du yoga; on voit combien ils diffèrent de ceux qu'une mode a mis au goût du jour.
yogi niyata-manasah
shantim nirvana-paramam
mat-samstham adhigacchati
Ainsi, par la maîtrise du corps, par celle du mental et de l'acte, le yogi, soustrait à l'existence matérielle, atteint Ma demeure [le Royaume spirituel].
Ce verset exprime de façon claire le but ultime du yoga. But qui n'est d'ailleurs pas de chercher à rendre meilleures les conditions de vie matérielle; on ne pratique pas le yoga pour vivre avec plus de confort, pour obtenir la santé ou quelque autre bienfait de ce rang, mais pour mettre un terme à l'existence matérielle.
Mettre un terme à l'existence matérielle ne veut pas dire se fondre dans un "vide" quelconque, par ailleurs mythique, puisque nul vide n'existe dans la création de Dieu. Non, mettre un terme à l'existence matérielle, c'est s'ouvrir la porte du monde spirituel, de la demeure du Seigneur, lieu, dit la Bhagavad-gita, où la lumière ne vient ni du soleil, ni de la lune, ni de l'énergie électrique, mais où chaque planète, comme notre soleil, répand sa propre lumière. En un sens, le royaume de Dieu est partout; cependant, le monde spirituel, dont nous parlons ici, en constitue la partie supérieure, le param dhama.
Le yogi réalisé, parfaitement conscient de la nature de Krsna telle que Celui-ci l'a Lui-même décrite dans ce verset et dans le précédent, connaît la vraie paix et atteint finalement la planète du Seigneur, appelée Krsnaloka ou Goloka Vrndavana (mat-cittah, mat-parah, mat-sthanam). Le seigneur, dit la Brahma-samhita, réside perpétuellement à Goloka Vrndavana, mais Se manifeste aussi, à travers Ses énergies spirituelles supérieures, en chaque être (sous la forme du Paramatma), de même que sous la forme du Brahman omniprésent. Nul ne peut entrer dans le monde spirituel ou vivre dans la demeure éternelle du Seigneur (Vaikuntha, Goloka Vrndavana) à moins de comprendre parfaitement la nature de Krsna, ainsi que celle de Visnu, Son émanation plénière. Ainsi le bhakta, qui garde son mental constamment plongé dans la pensée des multiples Activités de Krsna, est-il le parfait yogi. Ce que confirment les Vedas:
"Le seul moyen d'échapper à la naissance et la mort est de réaliser Krsna, la Personne Suprême."
La perfection du yoga consiste donc à se libérer de l'existence matérielle, et non à passer maître dans le fakirisme et l'acrobatie pour tromper les innocents.
na caikantam anasnatah
na cati-svapna-silasya
jagrato naiva carjuna
Nul ne peut, ô Arjuna, devenir un yogi s'il mange trop, mais aussi trop peu, s'il dort trop, mais aussi trop peu.
Il est recommandé au yogi de bien régler son régime alimentaire et son sommeil. Trop manger, c'est absorber plus qu'il n'est nécessaire à la bonne santé du corps, par exemple boire, fumer, manger de la chair animale, etc. L'homme n'en a aucun besoin, puisque céréales, légumes, fruits et produits laitiers, qui sont, dit la Bhagavad-gita, aliments de la vertu, et qu'on trouve en abondance, suffisent amplement. La viande est pour ceux qu'enveloppe l'ignorance; quiconque en consomme ou se nourrit d'aliments qu'on n'a pas d'abord offerts en sacrifice à Krsna, ne mange qu'une nourriture polluée, que du péché, se vouant par là aux misérables conséquences de tels actes, comme d'ailleurs, celui qui boit ou fume. Qui mange pour son propre plaisir, qui prépare pour lui-même, sans l'offrir à Krsna, sa nourriture, ne mange que du péché. Comment un tel homme, se nourrissant de péché, incapable de se satisfaire de la part qui lui est assignée, pourrait-il pratiquer correctement le yoga? Seul le bhakta, parce qu'il n'accepte pour nourriture que les reliefs du sacrifice au Seigneur, peut jouir pleinement des fruits du yoga.
Manger trop ou trop peu est également néfaste; jeûner par caprice ne favorise pas, en effet, la pratique du yoga; c'est pourquoi le bhakta n'observe que les jeûnes recommandés par les Ecritures.
Trop dormir est aussi un handicap dans la pratique du yoga. Si 1'on mange trop, on rêvera beaucoup pendant le sommeil et on dormira plus que nécessaire: six heures de repos par jour suffisent, celui qui dort plus est certes influencé par l'ignorance. Et non seulement celui qu'enveloppe l'ignorance est-il enclin au sommeil excessif, mais également à la paresse; il est inapte à pratiquer le yoga.
yukta-cestasya karmasu
yukta-svapnavabodhasya
yogo bhavati duhkha-ha
Qui garde la mesure dans le manger et le dormir, dans le travail et la détente peut, par la pratique du yoga, adoucir les souffrances de l'existence matérielle.
Combler, au-delà du strict nécessaire, les exigences du corps -manger, dormir, s'accoupler, se défendre- tous ces actes, pratiqués avec excès, peuvent freiner le progrès sur la voie du yoga. La question alimentaire ne se règle que par la consommation d'une nourriture consacrée, le prasada. On offre à Krsna, selon la Bhagavad-gita (IX.26), des aliments sous le signe de la vertu, tels fruits, légumes, céréales, lait, etc.; ainsi le bhakta apprend-il à ne rien manger qui soit impropre à la consommation humaine.
Quant au sommeil, le bhakta ressent un désir si vif de remplir son devoir dans la conscience de Krsna qu'il s'irriterait de perdre son temps précieux en sommeil inutile; et comme il ne supporte pas de passer une minute sans servir le Seigneur, il réduit au maximum son sommeil. L'idéal, pour lui, sera de suivre l'exemple de Srila Rupa Gosvami, lequel ne dormait que deux heures par jour, et parfois moins encore, tant l'absorbait le service de Krsna. Thakura Haridasa, lui, ne prenait de prasada et ne se reposait qu'après avoir récité 300 000 fois, sur son japa-mala, le Nom du Seigneur.
Quant à l'agir, tous les actes du bhakta ont pour centre Krsna, et sont destinés à Le satisfaire; c'est pourquoi on n'y peut déceler aucune trace de désir matériel. Puisqu'il n'éprouve aucun attrait pour les plaisirs de ce monde, jamais le bhakta ne gaspille son temps en vains loisirs. Tous ses actes -travail, paroles, sommeil, éveil, etc.- ainsi réglés, il n'est aucunement assujetti aux souffrances matérielles.
atmany evavatisthate
nisprhah sarva-kamebhyo
yukta ity ucyate tada
Quand, par la pratique, le yogi parvient à régler les activités de son mental, quand affranchi de tout désir matériel, il atteint l'Absolu, on le dit établi dans le yoga.
Dans ses actes, le yogi se distingue de l'homme ordinaire par le fait qu'aucun désir matériel, dont le plus fort, le désir sexuel, ne l'agite désormais, tant il a discipliné son mental. Et quiconque adopte la conscience de Krsna peut se parfaire de la sorte. Maharaja Ambarisa, dont le Srimad-Bhagavatam loue les vertus, en donne un magnifique exemple:
"Le roi Ambarisa fixait ses pensées sur les pieds pareils au lotus de Krsna, il usait de ses mots pour décrire le royaume du Seigneur et chanter Ses qualités spirituelles, de ses mains pour nettoyer le temple du Seigneur, de ses oreilles pour entendre louer les Divertissements du Seigneur; de ses yeux pour contempler la Forme absolue du Seigneur, de son corps pour toucher le corps des bhaktas, de ses narines pour humer le parfum des fleurs offertes aux pieds pareils au lotus du Seigneur, de sa langue pour goûter les feuilles de tulasi offertes au Seigneur; de ses jambes pour parcourir les lieux de pèlerinage et gagner le temple du Seigneur, de sa tête pour se prosterner devant le Seigneur, de ses désirs pour satisfaire les désirs du Seigneur, remplir Sa mission, -et toutes ces qualités faisaient de lui un pur dévot du Seigneur."
Cette évocation montre bien pourquoi il est impossible à un impersonnaliste de faire l'expérience de cet état absolu, et pourquoi c'est chose facile pour le bhakta; impossible d'accomplir de tels actes si l'on n'est pas absorbé constamment dans le souvenir des pieds pareils au lotus du Seigneur. Le service de dévotion (arcana) consiste à engager ses sens au service de Krsna. Comme, d'une manière ou d'une autre, le mental et les sens doivent être actifs, et qu'il est vain et artificiel de simplement, les nier, le meilleur moyen d'atteindre la perfection spirituelle, pour tous les hommes, et surtout pour les non-sannyasis, est d'en user comme le fit Maharaja Ambarisa, de les engager pleinement dans le service du Seigneur, d'où le mot yukta.
nengate sopama smrta
yogino yata-cittasya
yunjato yogam atmanah
Maître du mental, le yogi demeure ferme dans sa méditation sur l'Etre Suprême, tel une flamme qui, à l'abri du vent, point ne vacille.
L'homme véritablement conscient de Krsna, toujours absorbé en l'objet de son adoration, immuable et non troublé dans sa méditation sur le Seigneur, est aussi constant qu'une flamme à l'abri du vent.
niruddham yoga-sevaya
yatra caivatmanatmanam
pasyann atmani tusyati
sukham atyantikam yat tad
buddhi-grahyam atindriyam
vetti yatra na caivayam
sthitas calati tattvatah
yam labdhva caparam labham
manyate nadhikam tatah
yasmin sthito na duhkhena
gurunapi vicalyate
tam vidyad duhkha-samyoga-
viyogam yoga-samjnitam
L'être connaît la perfection du yoga, le samadhi, lorsque, par la pratique, il parvient à soustraire son mental de toute activité matérielle. Alors, une fois le mental purifié, il réalise son identité véritable et goûte la joie intérieure. En cet heureux état, il jouit, à travers ses sens purifiés, d'un bonheur spirituel infini. Cette perfection atteinte, l'âme sait que rien n'est plus précieux, et ne s'écartera pas de la vérité, mais y demeurera, imperturbable, même au coeur des pires difficultés. Telle est la vraie libération de toutes les souffrances nées du contact avec la matière.
La première qualité du yoga est qu'il efface peu à peu de notre conscience tout concept matériel de la vie. Puis, quand il réalise l'Ame Suprême, par son mental et son intelligence spirituels, le yogi peut connaître le samadhi, sans jamais, néanmoins, commettre l'erreur qui serait de s'identifier, en tant qu'âme distincte, à l'Ame Suprême. Le yoga est plus ou moins basé sur les principes de Patanjali, et certains monistes, dans leurs commentaires sur Patanjali, soutiennent que l'âme est identique à l'Ame Suprême, et, par une méprise sur le véritable objectif du maître, nomment cette fusion avec l'Absolu "libération". Ils n'acceptent pas la distinction entre connaissance et connaissant, implicite dans ce verset, qui affirme l'existence d'une félicité absolue éprouvée grâce à des sens spirituels. Or, le yoga de Patanjali reconnaît bien l'existence de cette félicité spirituelle, que les monistes rejettent de peur de mettre en danger leur théorie. Le grand sage Patanjali Muni lui même, l'instructeur au grand renom, confirme la Bhagavad-gita dans ses Yoga-sutra.
La puissance interne que mentionne ce verset (citi-sakti) est une puissance spirituelle. Quant au mot purusartha, il désigne la piété matérielle, l'essor économique, la jouissance matérielle et, enfin, la tentative de s'identifier à Dieu pour ne plus faire qu'Un avec Lui. Les monistes nomment cette identification kaivalya, bien que, selon Patanjali, kaivalya se rapporte uniquement à la puissance interne et absolue grâce à laquelle l'être vivant prend conscience de sa condition éternelle. Sri Caitanya Mahaprabhu appelle cette prise de conscience "purification du miroir impur du mental". La purification est elle-même la libération, principe auquel correspond la théorie du nirvana qui, comme la libération, n'est qu'une étape préliminaire vers la perfection spirituelle. Le Srimad-Bhigavatam le mentionne également, de même que la Bhagavad-gita dans ce verset.
Une fois atteint le nirvana, lorsqu'il cesse toute activité matérielle, l'être commence d'agir au niveau spirituel, dans le service du Seigneur, dans la conscience de Krsna. Il connaît alors la vraie vie, telle que la décrit le Srimad-Bhagavatam, hors de toute contamination matérielle, hors de maya. Echapper à ce contact impur de la matière n'implique pas, cependant, que l'être soit détruit dans sa nature originelle et éternelle d'individu. Cette idée, Patanjali l'accepte également. La citi-sakti, la félicité spirituelle absolue, marque la vraie vie. Ce que confirme le Vedanta-sutra, par la formule suivante:
"L'Absolu est, par nature, totale félicité".
Cette félicité totale, naturelle, inhérente à l'être spirituel, constitue le but ultime du yoga, et peut être aisément acquise par le service de dévotion, le bhakti-yoga, décrit longuement dans le septième chapitre. Le yoga qui nous occupe conduit à deux sortes de samadhi: l'un, le samprajnata-samadhi, sera conquis à force de recherches philosophiques, l'autre, l'asamprajnata-samadhi, en transcendant les plaisirs des sens. Lorsqu'il arrive à dépasser ainsi la matière, le yogi ne retombe plus jamais sous son joug; s'il n'y parvient pas, c'est toute sa tentative qui aura été vaine. Les pseudo-pratiques de yoga qui se répandent aujourd'hui, et laissent croire à leurs adeptes que les plaisirs des sens sont permis, rompent donc entièrement avec la vraie tradition du yoga. Un yogi qui se livre à la vie sexuelle et s'intoxique ne peut être qu'un charlatan. Quant aux adeptes qui recherchent les siddhis, ou pouvoirs surnaturels, eux aussi demeureront imparfaits, puisque, comme l'implique notre passage, il n'est pas de perfection pour qui recherche les "sous-produits" du yoga. Ceux qui légitiment leur titre de yogi sur quelques exercices de gymnastique, ou même les ascètes en quête de siddhis, doivent savoir qu'ils manquent toujours le vrai but du yoga.
En notre ère marquée par l'hypocrisie, le yoga le plus efficace, le plus facile, est le bhakti-yoga; procurant un bonheur qui éclipse tout désir, il ne déçoit jamais. Au contraire, le hatha-yoga, le dhyana-yoga et le jnana-yoga présentent, à notre époque, d'énormes difficultés.
Tant que nous aurons un corps matériel, il nous faudra répondre à ses exigences: manger, dormir, s'accoupler et se défendre. Le pur bhakta ne manque pas à cette règle, certes, mais il le fait dans la mesure du nécessaire, sans rechercher l'excitation des sens. Décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, il utilise au mieux le fardeau que représente un corps matériel, et, conscient de Krsna, il jouit en ce monde d'un bonheur entièrement spirituel. Inébranlable devant les multiples vicissitudes de l'existence -accidents, maladies, pauvreté, décès d'un être cher... -il accomplit avec constance et enthousiasme son devoir dans le bhakti-yoga, la conscience de Krsna. Rien ne l'en écarte; il est tolérant, dit la Bhagavad-gita, car il sait que ces peines, qui, sans fin, arrivent et disparaissent, ne peuvent en rien affecter son service. Voyant ainsi, il atteint la perfection du yoga.
yogo ’nirvinna-cetasa
sankalpa-prabhavan kamams
tyaktva sarvan asesatah
manasaivendriya-gramam
viniyamya samantatah
Une foi et une détermination inébranlables doivent accompagner cette pratique du yoga. Le yogi doit se défaire sans réserve de tous les désirs matériels engendrés par le faux ego et ainsi, par le mental, maîtriser la totalité des sens.
Le yogi doit poursuivre son chemin et n'en jamais dévier, avec détermination et patience, sûr du succès, persévérant dans son effort, et jamais découragé. La stricte adhérence à la voie est mère de la réussite. Rupa Gosvami dit à ce propos:
"On peut connaître le succès dans le bhakti-yoga si l'on accomplit son devoir en la compagnie de bhaktas et si l'on demeure plein d'enthousiasme, de persévérance et de détermination, ne se livrant qu'aux actes de la vertu."
Pour acquérir une telle détermination, inspirons-nous de l'oiselle dont une vague emporta les œufs, déposés sur le rivage de l'océan. Inquiète, elle les demande à l'océan, qui refuse la moindre attention à ses plaintes. Alors, l'oiselle décide, avec son bec minuscule, de vider l'océan; tout le monde se moque d'elle et de sa folle résolution. Mais la nouvelle se répand et arrive enfin aux oreilles de Garuda, l'oiseau gigantesque qui porte Visnu. Pris de compassion pour sa sœur infime, Garuda vient à elle et, voyant avec plaisir sa détermination, lui promet de l'aider. il ordonne à l'océan de rendre les œufs sans délai, faute de quoi il achèvera lui-même la tâche de l'oiselle. Effrayé, l'océan s'exécute aussitôt, et par la grâce de Garuda, le petit oiseau retrouve la joie.
Le yoga, et en particulier le bhakti-yoga, peut donc sembler une tâche ardue, mais si nous en suivons les principes avec fermeté, le Seigneur, certes, nous aide. "Aide-toi, le ciel t'aidera", dit le proverbe.
buddhya dhrti-grhitaya
atma-samstham manah kritva
na kincid api cintayet
Animé d'une ferme conviction, il doit s'élever progressivement, par l'intelligence, jusqu'à la parfaite concentration, et ainsi fixer son mental sur l'Etre Suprême, sans plus penser à rien d'autre.
Son intelligence bien convaincue, l'homme doit, par degré, atteindre le pratyahara, étape où cesse toute action sensorielle. Une fois son mental dominé grâce à la certitude du but à atteindre, à la méditation et à l'arrêt de toute action des sens, le yogi doit se fixer dans le samadhi, où disparaît tout danger de retomber au niveau matériel. En d'autres termes, bien qu'on soit contraint, tant que le corps existe, de demeurer en contact avec la matière, il ne faut en aucun cas livrer ses pensées aux plaisirs des sens. La seule satisfaction qu'on doive rechercher est celle du Seigneur Suprême; cette recherche engendre un état parfait, qu'on atteint aisément par la pratique simple et directe de la conscience de Krsna.
manas cancalam asthiram
tatas tato niyamyaitad
atmany eva vasam nayet
Où qu'il soit emporté par sa nature fébrile et inconstante, il faut certes ramener le mental sous le contrôle du moi spirituel.
Par nature, le mental est instable; sans fin, il erre d'une pensée à une autre. Si l'homme conscient de son identité spirituelle le domine au lieu d'en être l'esclave, il devient un svami, ou gosvami (maître du mental et des sens). Sinon, il reste un godasa, un esclave des sens. Le gosvami connaît la valeur du plaisir des sens, il sait que le vrai bonheur, le bonheur spirituel, naît quand on utilise les sens au service de Hrsikesa, Krsna, leur véritable maître. La conscience de Krsna, qui consiste à servir le seigneur avec des sens purifiés, constitue non seulement le moyen de dominer ses sens, mais, en outre, le sommet de la pratique du yoga.
yoginam sukham uttamam
upaiti santa-rajasam
brahma-bhutam akalmasam
Le yogi dont le mental est absorbé en Moi connaît sans conteste le bonheur ultime. Ayant saisi qu'il participe de l'Absolu, il est déjà libéré; serein est son mental, apaisées ses passions. Il est délivré de tout péché.
L'être connaît le brahma-bhuta quand, une fois purifié du contact de la matière, il s'absorbe dans le service absolu du Seigneur. Mais on ne peut demeurer au niveau spirituel et absolu, au niveau du brahman, si l'on ne parvient pas à fixer son mental sur les pieds pareils au lotus du Seigneur. Servir le Seigneur avec constance et pur amour, c'est-à-dire vivre dans la conscience de Krsna, c'est être déjà libéré du joug de la passion et lavé de la souillure matérielle.
yogi vigata-kalmasah
sukhena brahma-samsparsham
atyantam sukham asnute
Etabli dans la réalisation spirituelle, purifié de toute souillure matérielle, le yogi jouit du bonheur suprême que procure l'union constante avec l'Absolu.
Réaliser son moi spirituel, c'est connaître sa position originelle et éternelle, en relation avec Dieu, se savoir partie intégrante du Seigneur, et fait pour Le servir avec amour et dévotion. L'union spirituelle constante avec l'Absolu à travers ce service s'appelle le brahma-samsparsa.
sarva-bhutani catmani
iksate yoga-yuktatma
sarvatra sama-darshanah
Le vrai yogi Me voit en tous les êtres et tous les êtres en Moi. En vérité, l'âme réalisée Me voit partout.
Le yogi conscient de Krsna possède une vision parfaite, car il voit le Seigneur dans le cœur de chaque entité vivante sous la forme du Paramatma, de l'Ame Suprême, le Seigneur habite le cœur de chacun, celui d'un chien comme celui d'un brahmana, et le yogi parfait n'ignore pas qu'Il demeure absolu et neutre dans les deux cas, qu'Il n'est nullement affecté du corps qu'Il occupe. L'âme distincte, elle aussi, réside dans le cœur, mais au contraire de l'Ame Suprême, n'habite pas simultanément tous les corps. De tels faits sont inconnus de ceux qui n'adhèrent pas pleinement à la pratique du yoga, mais le bhakta voit Krsna partout, dans le cœur du croyant comme dans celui de l'incroyant. La smrti le confirme par les mots:
"Dieu, source de tous les êtres, est comme leur mère, leur soutien. "
De même qu'une mère est impartiale envers ses enfants, le père (ou la mère) suprême l'est aussi, et Il réside toujours en chacun d'eux, sous la forme, de l'Ame Suprême. Non seulement Il vit en tous, mais tous vivent en Lui, puisque chaque chose est une manifestation de Son énergie. Comme l'explique le septième chapitre, le Seigneur possède deux énergies distinctes: l'une spirituelle (supérieure), l'autre matérielle (inférieure). L'être distinct, qui, par nature, appartient à l'énergie supérieure, se trouve conditionné sous l'influence de l'énergie inférieure. Mais qu'il soit conditionné ou libéré, il se situe toujours dans l'une ou l'autre des énergies du Seigneur. C'est pourquoi le yogi voit tous les êtres d'un œil égal; bien que placés, selon leur karma, dans des situations différentes, ils demeurent tous des serviteurs de Dieu. Prisonniers de l'énergie matérielle, ils servent leurs sens matériels; revenus à l'énergie spirituelle, ils servent le Seigneur Suprême, directement. Le bhakta les voit d'un œil, parfaitement égal, car tous, directement ou indirectement servent Dieu.
sarvam ca mayi pasyati
tasyaham na pranasyami
sa ca me na pranasyati
Qui me voit partout et voit tout en Moi n'est jamais séparé de Moi, comme jamais non plus Je ne Me sépare de lui.
Le bhakta voit Krsna en tout, et voit tout en Krsna. De l'extérieur, il semble voir les diverses manifestations matérielles comme des énergies distinctes, mais en vérité, il est conscient de Krsna, et il sait que tout, dans l'univers matériel, n'est autre que Son énergie Le principe fondamental du bhakti-yoga, de la conscience de Krsna, c'est que rien ne peut exister sans Krsna, car Il est le Seigneur Suprême. Sur cette base se développe alors l'amour pour Krsna, qui entraîne et dépasse à la fois la prise de conscience du moi spirituel et la libération. Parce qu'il est inondé de cet amour absolu, le bhakta connaît la plénitude de "ne plus faire qu'Un" avec Krsna, en ce sens que le Seigneur est devenu tout pour lui. Une fois cette relation intime établie entre le Seigneur et Son dévot, celui-ci connaît l'immortalité. Jamais Dieu, la Personne Suprême, ne sort de la vision du bhakta; mais jamais non plus ce dernier ne prend le risque de s'identifier à Lui, ce qui serait un véritable suicide spirituel. La Brahma-samhita enseigne à ce propos:
"J'adore Govinda, le Seigneur originel. C'est Lui, Syamasundara, que voient, au fond de leur cœur, les purs bhaktas, dont les yeux sont enduits du baume de l'amour et de la dévotion."
Aimé de ce pur amour, Krsna ne Se cache jamais à Son dévot, pas plus que ce dernier ne cesse de Le voir. De même pour le yogi dont la vision intérieure s'attache à la Forme du Paramatma. Il devient un pur bhakta, et ne peut alors supporter de vivre un seul instant sans voir Dieu dans son cœur.
bhajaty ekatvam asthitah
sarvatha vartamano ’pi
sa yogi mayi vartate
Le yogi Me sachant Un avec l'Ame Suprême, sis en la multiplicité des êtres, M'adore et en Moi toujours demeure.
Le yogi méditant sur l'Ame Suprême voit en son cœur Visnu, l'émanation plénière de Krsna, dont les quatre mains portent la conque, le disque, la masse et la fleur de lotus. Mais, il doit savoir que Visnu n'est autre que Krsna, que sous cette forme du Paramatma, c'est Krsna qui réside dans le cœur de chacun. Ainsi, les innombrables Paramatmas présents dans le cœur de chaque entité vivante sont une seule et même Personne, Sri Krsna. Pas de distinction, donc, entre le parfait yogi, plongé dans sa méditation sur l'Ame Suprême, et le bhakta absorbé dans le service d'amour de Krsna. Bien que toujours engagé en de multiples occupations, le bhakta ne s'écarte pas un instant de Krsna, fait que Srila Rupa Gosvami confirme dans son Bhakti rasamrta-sindhu que le bhakta qui s'engage constamment dans le service de Krsna est par là même libéré. Le Narada-pancaratra l'enseigne également:
"Par l'attention concentrée sur la Forme toute spirituelle de Krsna, l'omniprésent, qui transcende le temps et l'espace, on s'absorbe dans la pensée du Seigneur et l'on obtient de vivre en sa compagnie, dans le bonheur absolu."
La conscience de Krsna représente la félicité la plus haute que puisse vivre le yogi; cette conscience qu'il a de la présence de Krsna en chaque être, sous la forme du Paramatma, l'affranchit de toute faute. Cette inconcevable omniprésence du Seigneur, les Vedas la corroborent en ces termes:
"Visnu est Un, et cependant, omniprésent. Sa forme est Une, et pourtant, comme le soleil, Il apparaît, par son inconcevablle puissance, en tous lieux."
samam pasyati yo ’rjuna
sukham va yadi va duhkham
sa yogi paramo matah
Le parfait yogi, ô Arjuna, voit, à travers sa propre expérience, l'égalité de tous les êtres, heureux ou malheureux.
L'être qui a conscience de Krsna, tel est le parfait yogi. Parce qu'il les a lui-même ressenties, il comprend les joies et les peines de chacun. Il sait que la douleur naît de l'oubli du lien qui unit l'être à Krsna, et le bonheur, de la connaissance du Seigneur; il sait que le Seigneur est seul maître du fruit des actes de l'homme, le seul possesseur des pays et des planètes. Il sait que l'être conditionné par les trois gunas doit, pour avoir oublié le lien qui l'unit à Krsna, subir les souffrances matérielles de trois sources. Le bhakta, parce qu'il détient le plus grand bonheur, s'efforce de faire partager à tous la conscience de Krsna, de faire comprendre combien il est important de devenir conscient de Krsna. Veillant ainsi au bonheur de chacun, le yogi accompli se montre l'ami le plus sincère, le plus grand bienfaiteur des hommes et le serviteur le plus cher du Seigneur. Le bhakta est le plus parfait des yogis, car il ne recherche pas la perfection pour lui seul, mais aussi pour tous les êtres. Jamais il ne jalouse autrui. Ces traits du pur dévot du Seigneur le rendent plus parfait que le méditatif solitaire, uniquement soucieux de sa propre élévation.
yo ’yam yogas tvaya proktah
samyena madhusudana
etasyaham na pasyami
cancalatvat sthitim sthiram
Arjuna dit :
Ce yoga que Tu as décrit en peu de mots, ô Madhusudana, je ne vois point comment le mettre en pratique, car le mental est capricieux et instable.
Dans ce verset, Arjuna se déclare incapable de pratiquer, et donc rejette, le yoga décrit par Krsna, depuis les mots sucau dese jusqu'à yogi paramo. Dans l'âge de Kali, en effet, il est impossible à un homme ordinaire de quitter son foyer pour aller pratiquer le yoga dans la solitude des montagnes ou de la jungle. L'homme, aujourd'hui, lutte avec acharnement pour conserver une vie par ailleurs très courte; même confronté à une voie de réalisation spirituelle simple et aisément praticable, il se révélera le plus souvent incapable de la suivre avec sérieux. Que dire s'il s'agissait de prendre un sentier ardu comme celui du yoga que nous décrivons, qui règle chaque détail de sa vie -ses occupations, sa façon de s'asseoir, son habitation et force le mental à se détacher des pensées matérielles? En homme réaliste, Arjuna juge impossible la pratique d'un tel yoga; et pourtant, les qualités ne lui manquent pas: il est de sang royal, grand guerrier, d'une longévité bien supérieure à la nôtre, et, par-dessus tout, l'ami intime de Krsna, la Personne Suprême. Il y a 5 000 ans, les circonstances favorables qui entouraient Arjuna dépassaient de bien loin celles que nous connaissons, et pourtant, il rejeta ce yoga comme trop difficile. Nous ne trouvons d'ailleurs nulle part qu'il l'ait pratiqué, à aucun moment. Or, si tel était le cas il y a 5 000 ans, qu'en serait il donc aujourd'hui, au cœur de l'âge de Kali. Ce qui n'exclut pas, bien sûr, quelques exceptions, fort rares il va s'en dire. Mais ceux qui imitent ce yoga dans un "club" perdent leur temps et ignoreront toujours le véritable but de cette discipline.
pramathi balavad drdham
tasyaham nigraham manye
vayor iva su-duskaram
Le mental, ô Krsna, est fuyant, fébrile, puissant et tenace; le subjuguer me semble plus ardu que maîtriser le vent.
Le mental est si puissant, si tenace, qu'il domine parfois l'intelligence, quand il devrait toujours lui être subordonné. Pour l'homme d'aujourd'hui, obligé, dans la vie pratique, de faire face à tant d'éléments contraires, maîtriser le mental s'avère très difficile. Il peut se targuer d'impartialité envers l'ami et l'ennemi, mais au vrai, nul matérialiste ne possède un tel équilibre mental, plus difficile à obtenir que de maîtriser le vent violent.
Les Ecrits védiques proposent l'analogie suivante:
"L'individu (l'âme) occupe en passager le corps matériel, semblable à un char; l'intelligence, c'est le cocher, le mental, ce sont les rênes, et les sens, ce sont les chevaux. Dans une telle posture, l'âme jouit ou souffre de son contact avec le mental et les sens. Telle est la vision des grands penseurs."
Certes, le mental devrait recevoir ses ordres de l'intelligence, mais les rôles sont souvent inversés, tant il a de puissance et d'obstination. On doit normalement dominer le mental grâce au yoga, mais la chose demeure impossible pour ceux qui, comme Arjuna, demeurent absorbés dans une conscience matérialiste. La comparaison, dans ce verset, entre le mental et le vent est belle et juste, car on ne peut capturer un vent violent. Et, il est plus malaisé encore de juguler le mental. Toutefois, l'avatara Caitanya Mahaprabhu nous a donné le moyen le plus simple d'y parvenir: chanter ou réciter humblement le maha- mantra, le "grand mantra de la délivrance". Il faut, absorber entièrement son mental en Krsna. Alors seulement sera-t-il affranchi de toute agitation.
asamsayam maha-baho
mano durnigraham calam
abhyasena tu kaunteya
vairagyena ca grhyate
Le Seigneur bienheureux dit:
O Arjuna aux-bras-puissants, il est certes malaisé de dompter ce mental fébrile. On y parvient cependant, ô fils de Kunti, par une pratique constante et par le détachement.
Dieu, la Personne Suprême, confirme le sentiment d'Arjuna quant à la difficulté de dompter le mental, mais lui propose une solution: la maîtrise peut s'obtenir par la pratique et par le détachement. Mais quelle méthode adopter? En l'âge de Kali, personne n'est capable de suivre les règles strictes du yoga: comment, en cet âge noir, habiter un endroit sacré, concentrer son mental sur l'Ame Suprême, dominer les désirs du mental et des sens, garder le célibat, vivre en solitaire...? La méthode à suivre sera donc différente: la conscience de Krsna, qui comprend neuf principes de dévotion au Seigneur. Le premier, et le plus important, consiste à écouter les gloires de Krsna. C'est le moyen, puissant et absolu, qui peut délivrer le mental de ses doutes. Car plus nous entendons parler de Krsna, plus notre vision spirituelle S'éclaircit, et plus nous nous détachons de tout ce qui peut détourner le mental de Krsna. Le vairagya, ou détachement de la matière et concentration du mental sur le spirituel, s'acquiert aisément si l'on écarte ses pensées de tout ce qui vise un autre but que le plaisir de Krsna, car il est plus facile d'attacher son mental à Krsna que de le détacher de la matière par un acte purement négatif, comme fait l'impersonnaliste. L'attachement sublime à l'Être Suprême naît tout naturellement de l'audition de Ses gloires; engendré par le service de dévotion, il procure à la fois le détachement de la matière et la satisfaction spirituelle, ou paresanubhuti, sentiment que l'on pourrait comparer à la plénitude ressentie par un affamé qui reprend vie à chaque bouchée de nourriture. Et le service de dévotion lui-même, la conscience de Krsna, peut être comparé à une cure efficace, au traitement d'un mal par des soins appropriés: entendre les activités sublimes de Krsna est le traitement qui convient au mental détraqué, et manger la nourriture offerte à Krsna, le régime.
dusprapa iti me matih
vasyatmana tu yatata
sakyo ’vaptum upayatah
Pour qui n'a pas maîtrisé son mental, l'oeuvre de réalisation spirituelle sera difficile. Mais pour qui le domine et guide ses efforts par les moyens appropriés, la réussite est sûre. Telle est Ma pensée.
Dieu, la Personne Suprême, affirme qu'Il est pour ainsi dire impossible d'atteindre la réalisation spirituelle à qui refuse de suivre le traitement capable de délivrer son mental de l'emprise matérielle. Pratiquer le yoga en gardant des pensées pour les plaisirs matériels, c'est aussi vain qu'essayer d'allumer un feu en l'arrosant. S'il n'est pas accompagné de la maîtrise du mental, le yoga n'est qu'une perte de temps; au mieux, on en retirera des bienfaits matériels, mais pas le moindre bénéfice spirituel. Il faut donc dominer son mental en l'absorbant sans cesse dans le service d'amour offert au Seigneur, seule voie efficace et durable. En effet, le dévot de Krsna jouit automatiquement des fruits du yoga, tandis que les autres yogis ne peuvent, sans devenir conscients de Krsna, connaître le succès.
ayatih shraddhayopeto
yogac calita-manasah
aprapya yoga-samsiddhim
kam gatim krishna gacchati
Arjuna dit:
Celui qui, après avoir emprunté avec foi le sentier du yoga, l'abandonne, pour n'avoir pas su détacher du monde son mental, et qui, par suite, n'atteint pas la perfection spirituelle, ô Krsna, quel est son destin?
La Bhagavad-gita décrit la voie de la réalisation spirituelle, qui consiste à connaître la nature véritable de l'être, à savoir qu'il est distinct de son corps et qu'il ne trouve son bonheur que dans l'éternité, la connaissance et la félicité. Pour y parvenir, divers sentiers: le jnana-yoga (la recherche de la connaissance), l'astanga-yoga (le yoga en huit phases) et le bhakti-yoga (le service de dévotion). Mais tous reposent sur des principes identiques: connaître la position originelle, naturelle et éternelle de l'être, sa relation avec Dieu, le moyen de renouer son lien brisé avec le Seigneur, et d'atteindre ainsi la perfection de la conscience de Krsna. Quiconque suit l'une ou l'autre de ces trois méthodes rejoint, tôt ou tard, ce but suprême, comme le Seigneur l'indiquait dans le deuxième chapitre: le plus petit effort accompli sur la voie spirituelle offre l'espoir d'être libéré. Mais des trois méthodes, le bhakti-yoga est la plus adaptée à l'ère de Kali, parce qu'elle est la plus directe. Pour s'en assurer à nouveau, Arjuna demande au Seigneur de confirmer ce qu'Il à déjà dit. Un homme qui suivrait avec sincérité la voie du jnana-yoga ou de l'astanga-yoga pourrait ne pas arriver au but, étant donné les difficultés que présentent ces systèmes en l'ère de Kali. En dépit d'efforts constants, le yogi risque toujours d'échouer dans sa tentative, pour de multiples raisons, dont la principale est qu'il peut n'avoir pas strictement suivi la discipline yogique. Choisir la spiritualité revient plus ou moins à déclarer la guerre à l'énergie illusoire, et celle ci, dès qu'on cherche à desserrer ses griffes, tente, par divers "charmes", de reprendre sa proie. L'âme, déjà fascinée par les trois gunas, a toutes les chances de se laisser encore séduire, malgré son adhésion à une discipline spirituelle. Cette déviation de la voie pure, on l'appelle yogac calitamnasah, et Arjuna voudrait en connaître les suites.
chinnabhram iva nasyati
apratistho maha-baho
vimudho brahmanah pathi
Se détournant ainsi du chemin de la réalisation spirituelle, ô Krsna au-bras-puissant, ne périt-il pas, comme un nuage se dissipe, privé de tout refuge?
L'homme peut choisir de diriger ses pas vers la réussite matérielle ou la perfection spirituelle. S'il est matérialiste et n'éprouve pas le moindre intérêt pour la spiritualité, il aura pour seul but l'amélioration de sa situation économique, ou l'élévation aux planètes supérieures. Enclin à la vie spirituelle, par contre, il doit abandonner toute activité matérielle, renoncer à tout plaisir des sens. Mais si, engagé sur cette voie, il ne parvient pas au but, alors il aura tout perdu, car il ne pourra jouir ni du bonheur matériel ni de la perfection spirituelle. Il sera comme un nuage solitaire qui, n'ayant pu se fondre dans la masse des autres, erre sous la poussée du vent et finit par se dissiper dans le vaste ciel.
Le brahmanah pathi, que mentionne ce verset, est le chemin le long duquel l'homme prend conscience de son essence spirituelle, de sa véritable nature, qui est d'être partie intégrante de Dieu (manifesté sous Ses trois aspects de Brahman, Paramatma, et Bhagavan). Aussi l'homme qui s'abandonne à Sri Krsna, la Personne Suprême, aspect total de la Vérité Absolue, a-t-il atteint le but final de tout yoga. La voie qu'il a choisie, le bhakti-yoga, est la plus directe, la voie suprême, car les autres mènent d'abord à la réalisation du Brahman, puis du Paramatma, et, seulement alors, après d'innombrables renaissances, à celle de Bhagavan.
chettum arhasy asesatah
tvad-anyah samsayasyasya
chetta na hy upapadyate
En ce point gisent mes doutes, ô Krsna; veuille, je T'en prie, les dissiper complètement, car nul autre que Toi ne le peut.
Krsna, qui connaît parfaitement le passé, le présent et l'avenir, enseignait au début de la Bhagavad-gita que tous les êtres sont des entités distinctes, qu'ils l'étaient dans le passé et le seront dans le futur, même après s'être libérés du joug de la matière. La question de l'avenir de l'être distinct avait, par suite, déjà été élucidée, mais Arjuna veut maintenant savoir ce qu'il advient de celui qui échoue dans sa tentative vers la perfection.
Arjuna s'adresse à Krsna, car il Le sait sans égal et supérieur à tous, y compris aux "grands sages" et "philosophes", soumis comme chacun à la nature matérielle. Il Le sait capable de dissiper tous les doutes, Lui qui connaît parfaitement le passé, le présent et l'avenir, et que nul ne connaît. Seuls Krsna et Ses dévots peuvent connaître les choses dans leur réalité.
partha naiveha namutra
vinasas tasya vidyate
na hi kalyana-krt kascid
durgatim tata gacchati
Le Seigneur bienheureux dit:
O fils de Prtha, pour le spiritualiste aux actes heureux, il n'est de destruction ni dans cette vie, en ce monde, ni dans l'autre; jamais, Mon ami, le mal, ou l'infortune, ne s'empare de lui.
Dans le Srimad-Bhagavatam, Sri Narada Muni adresse ces mots à Vyasadeva:
"Qui abandonne tout projet matériel et, sans réserve, prend refuge auprès de Dieu, la Personne Suprême, ne court aucun risque de se dégrader ou de rien perdre. Par contre, accomplir scrupuleusement tous ses devoirs, mais sans adorer Dieu, pourra bien se révéler stérile."
Pour assurer son progrès spirituel, son progrès vers la conscience de Krsna, le spiritualiste doit mettre fin à tout acte matériel, commun ou conforme aux Ecritures. Cependant, les Ecritures enseignent qu'un homme devra souffrir s'il néglige ses devoirs matériels; n'en sera-t-il pas de même pour qui manque à remplir correctement ses devoirs spirituels? Si le bhakta n'atteint pas le bout de la voie, s'il ne complète pas son effort, aura-t-il tout perdu, matériellement et spirituellement? Le Srimad-Bhagavatam rassure le spiritualiste qui a échoué dans sa tentative: s'il doit souffrir pour n'avoir pas assumé ses responsabilités matérielles, ses accomplissements dans la conscience de Krsna, au contraire, ne seront jamais oubliés; même s'il renaît dans une famille de basse condition, il est assuré de reprendre son évolution spirituelle où il l'a laissée, tandis que l'homme dépourvu de conscience de Krsna, quand bien même il aurait rempli tous ses devoirs matériels, n'obtiendra aucun résultat positif.
L'humanité entière peut se diviser en deux groupes: ceux qui acceptent les principes régulateurs de l'existence, et ceux qui les refusent. Les seconds ne cherchent qu'à assouvir leurs sens, telles des bêtes, et ignorent tout de la métempsycose comme de la libération. Civilisés ou non, érudits ou non, forts ou faibles, leur vie n'a rien d'heureux, car ils ne font que s'abandonner à leurs tendances animales: manger, dormir, s'accoupler et se défendre. Et pour jouir de la satisfaction de ces tendances, il doivent perpétuellement demeurer dans l'univers matériel, où la vie n'est que misère, cependant que les premiers, par l'adhérence aux règles scripturaires, s'élèvent graduellement jusqu'à la conscience de Krsna.
A leur tour, ceux-ci se divisent en trois ordres: les premiers jouissent de la prospérité matérielle en observant les codes scripturaires, les seconds cherchent à se libérer définitivement de la matière, et les troisièmes se vouent au service de Krsna. Ceux qui, avides de bonheur matériel, suivent, dans leurs actes, les Ecritures, les premiers donc, se subdivisent en deux: ceux qui aspirent aux fruits de leurs actes, et ceux qui ne recherchent aucun plaisir pour leurs sens. Les "chasseurs de plaisir" obtiendront peut-être des conditions de vie plus élevées, jusqu'à renaître sur des planètes édéniques, où abondent les plaisirs, mais la voie qu'ils ont choisie n'est pas considérée parfaite, car elle ne conduit pas hors de l'existence matérielle. Il n'est de propice que les actes menant à la réalisation spirituelle, à l'affranchissement de tout concept matériel de la vie, à la libération, ce que seule la conscience de Krsna peut offrir. Est donc un parfait yogi quiconque accepte les conditions, même difficiles, nécessaires pour progresser sur le chemin de la conscience de Krisna.
Mais l'astanga-yoga, parce qu'il vise au but ultime, la conscience de Krsna, est également considéré favorable, et quiconque s'y appliquerait avec conscience n'aurait à craindre aucune régression.
usitva sasvatih samah
sucinam srimatam gehe
yoga-bhrasto ’bhijayate
Après des années sans nombre de délice sur les planètes où vivent ceux qui ont pratiqué le bien, celui qu'a vu faillir la voie du yoga renaît au sein d'une famille riche et noble, ou vertueuse.
Parmi les yogis ayant échoué dans la perfection du yoga, on distingue deux groupes: ceux qui sont tombés après un léger progrès, et ceux qui ont chu après une longue pratique. Les premiers seront transférés sur les planètes édéniques, résidence des êtres vertueux; mais après un long séjour en ces lieux paradisiaques, ils seront renvoyés sur notre planète pour y naître dans des familles de vertueux brahmanas vaisnavas ou de vaisyas riches et cultivés.
Ainsi, lorsque, séduit par les attraits de l'univers matériel, un yogi cesse de persévérer sur la voie du yoga et la quitte avant d'en connaître le but, c'est à dire la conscience de Krsna, le Seigneur lui permet de satisfaire ses penchants matériels, et il peut ensuite mener une vie prospère au sein d'une famille vertueuse ou aisée. Une telle renaissance lui offre toutes facilités pour reprendre sa progression et tenter à nouveau d'atteindre la perfection de la conscience de Krsna.
kule bhavati dhimatam
etad dhi durlabhataram
loke janma yad idrsam
Il peut aussi renaître dans une famille de sages spiritualistes. En vérité, il est rare, ici-bas, d'obtenir une telle naissance.
Dans ce verset, le Seigneur loue les bienfaits de naître dans une famille de yogis ou de spiritualistes, ou gens de grande sagesse, car c'est l'occasion, surtout dans les familles d'acaryas ou de gosvamis, d'être, dès son plus jeune âge, encouragé à la vie spirituelle. Par tradition et par éducation, les membres de ces familles sont érudits, voués à Dieu et capables, le jour venu, de devenir des maîtres spirituels. Il existe, en Inde, beaucoup de ces familles d'acaryas, mais la décadence progressive de l'éducation spirituelle a provoqué leur lente dégradation. Par la grâce du Seigneur, il en reste encore quelques-unes qui, de génération en génération, forment des spiritualistes élevés. Naître en leur sein est la plus grande faveur, celle qu'accorda le Seigneur à notre maître spirituel, Om Visnupada Sri-Srimad Bhaktisidantha Saravasti Gosvami Maharaja, ainsi qu'à notre humble personne; il nous fut donc à tous deux donnés de pratiquer le service de dévotion dès notre plus tendre enfance. Et plus tard, l'ordre trancendant a uni nos voies.
labhate paurva-dehikam
yatate ca tato bhuyah
samsiddhau kuru-nandana
Là, ô fils de Kuru, il recouvre la conscience divine acquise dans sa vie passée, et reprend sa marche vers la perfection.
L'exemple du roi Bharata démontre comment, en cas d'échec, on renaît dans une famille vertueuse, favorable à la poursuite du progrès spirituel interrompu. Bharata était l'empereur du monde, et c'est depuis son règne que les devas ont nommé la Terre "Bharata-varsa", qu'ils appelaient jusqu'alors "Ilavarta-varsa". Encore jeune, l'empereur abdiqua pour se consacrer à la recherche de la perfection spirituelle, sans toutefois l'atteindre. Il naquit une seconde fois, puis une troisième, enfin dans la famille d'un brahmana vertueux. Parce qu'il vivait toujours solitaire et ne parlait à personne, on le nomma Jadabharata. Et un jour advint où le roi Rahugana découvrit en lui le plus grand des spiritualistes. Sa vie prouve qu'un effort vers la conscience spirituelle, ou la pratique du yoga, n'est jamais vain, que le Seigneur, par Sa grâce, procure au spiritualiste des occasions répétées d'atteindre la perfection spirituelle.
hriyate hy avaso ’pi sah
jijnasur api yogasya
shabda-brahmativartate
En vertu de la conscience divine acquise dans sa vie passée, il est tout naturellement porté vers la pratique du yoga, parfois même à son insu. Désireux de connaître le yoga, il transcende déjà tous les rites scriptuaires.
Un yogi élevé dans la vie spirituelle sera tout naturellement attiré par les principes du yoga, aptes à le conduire jusqu'à la cime, jusqu'à la conscience de Krsna, tandis qu'il se désintéressera des rites mentionnés dans les Ecritures:
"0 Seigneur, même s'ils viennent de familles de mangeurs de chien, ceux qui chantent Tes Saints Noms sont extrêmement élevés dans la conscience spirituelle. Car pour pouvoir ainsi chanter Tes Noms, ils ont dû mener mainte ascèse, exécuter d'innombrables sacrifices, se baigner dans tous les lieux sacrés, achever l'étude de toutes les Ecritures."
Sri Caitanya en donna l'exemple parfait en faisant de Haridasa Thakura, malgré son ascendance musulmane, l'un de Ses principaux disciples. Parce qu'il avait été fidèle à son vœu de dire, chaque jour, 300 000 Noms du Seigneur en récitant:
hare rama hare rama rama rama hare hare
le Seigneur en fit le namacarya (l'acarya du Saint Nom). Qu'il ait pu ainsi réciter constamment le Nom du Seigneur indique qu'il avait, dans sa vie précédente, exécuté tous les rites des Vedas (sabda-brahman); car, à moins d'être purifié, on ne peut ni suivre les principes de la conscience de Krsna, ni chanter le Saint Nom du Seigneur.
yogi samshuddha-kilbisah
aneka-janma-samsiddhas
tato yati param gatim
Que le yogi, purifié de toute faute, s'efforce de parfaire sa réalisation spirituelle, et il atteindra enfin, passées de nombreuses vies d'intense pratique, le but suprême.
On réalise, lorsqu'on a pris naissance dans une famille vertueuse, aisée ou consciente de Dieu, que ces conditions sont particulièrement favorables à la pratique du yoga. Avec détermination, on reprend alors sa tâche inachevée, jusqu'à la purification totale. Alors, libre de toute contamination matérielle, on atteint la perfection suprême, la conscience de Krsna. Le verset vingt-huit du septième chapitre le confirme:
"Mais les hommes libres de ces dualités, fruits de l'illusion, les hommes qui, dans leurs vies passées comme dans cette vie, furent vertueux, les hommes en qui le péché a pris fin, ceux-là Me servent avec détermination."
jnanibhyo ’pi mato ’dhikah
karmibhyas cadhiko yogi
tasmad yogi bhavarjuna
Le yogi est plus haut que l'ascète, le philosophe et l'homme qui aspire aux fruits de ses actes. En toutes circonstances, sois donc un yogi, ô Arjuna.
Le yoga est la méthode qui permet de relier notre conscience à la Vérité Suprême et Absolue. Selon la pratique adoptée, le yoga porte différents noms: karma-yoga (lorsque l'insistance porte sur l'action intéressée), jnana-yoga (lorsqu'elle porte sur la recherche philosophique), et bhakti-yoga (lorsqu'elle s'appuie sur la relation dévotionnelle unissant l'être distinct au Seigneur Suprême). Ce dernier, comme le montrera le verset suivant, est le sommet de tous les yogas. Le Seigneur établit dans le présent verset la supériorité du yogi sur le karmi, qui agit au niveau matériel, mais Il ne le dit pas supérieur au bhakti-yogi. Aucun yoga ne peut dépasser en excellence le bhakti-yoga, qui est la connaissance spirituelle pure. Sans la connaissance du moi spirituel, l'ascétisme demeure incomplet, de même que le savoir empirique sans abandon au Seigneur Suprême. Quant à l'action intéressée, accomplie sans conscience de Dieu, elle n'est que perte de temps. La forme la plus haute du yoga, c'est donc le bhakti-yoga, comme l'explique en détail le verset qui suit.
mad-gatenantar-atmana
shraddhavan bhajate yo mam
sa me yuktatamo matah
Et de tous les yogis, celui qui, avec une foi totale, demeure toujours en Moi et M'adore en Me servant avec amour, celui-là est le plus grand, et M'est le plus intimement lié.
Le mot bhajate est ici chargé de sens; sa racine est le verbe bhaj, qui traduit l'idée de servir. Les mots français "adorer", "rendre un culte", "vénérer", "révérer", ne rendent pas exactement le sens de bhaja, car ils indiquent simplement une nuance de contemplation, d'offrande intéressée, ou d'affection respectueuse à l'égard d'un supérieur, tandis que bhaja signifie servir avec foi et amour, et ne s'adresse qu'au Seigneur Suprême. On sera considéré comme irrespectueux si l'on ne révère pas un deva ou un homme de bien, tandis qu'on sera directement condamné si l'on néglige de servir le Seigneur Suprême. De par sa nature même, parce qu'il fait partie intégrante de Dieu, l'être vivant a pour fonction de servir le Seigneur; s'il faillit à ce devoir, il lui faudra régresser, comme l'enseigne le Srimad-Bhagavatam:
"Quiconque, négligeant son devoir envers le Seigneur originel, source de tous les êtres, se refuse à Le servir, perd contact avec sa position originelle, naturelle et éternelle."
Là encore, on retrouve le mot bhajanti, ce qui montre qu'au contraire de "vénérer" ou "rendre un culte", il ne s'adresse à nul autre qu'au Seigneur Suprême. Notons également le terme avajananti, qu'on retrouve dans la Bhagavad-gita: seuls les sots et les crapules dénigrent Sri Krsna, la Personne Suprême. Les insensés qui se permettent d'écrire des commentaires sur la Bhagavad-gita sans jamais avoir fait envers le Seigneur le moindre geste de service, ne peuvent saisir la distinction entre bhajanti et "vénérer".
Tous les yogas culminent dans la bhakti. Le véritable yoga, c'est donc le bhakti-yoga, puisque les autres formes y conduisent toutes par étapes successives. Depuis le karma-yoga, au tout début de l'échelle du yoga, jusqu'à la cime, que représente le bhakti-yoga, le chemin est long. On commence, dans le karma-yoga, par agir sans aspirer au fruit de ses actes. Lorsque mûrissent la connaissance et le renoncement, on passe au jnana-yoga. Et le jnana-yoga, lorsqu'il s'accompagne de méditation sur l'Ame Suprême à l'aide de certains exercices physiques, devient l'astanga-yoga. Quand, au-delà, la méditation se porte directement sur Krsna, la Personne Suprême, on atteint le point culminant du yoga, la bhakti. De fait, le bhakti-yoga constitue le but ultime, mais pour bien l'analyser, il est nécessaire de comprendre les autres méthodes. Le yogi qui progresse graduellement sur l'échelle du yoga se situe donc sur la vraie voie de l'éternelle bonne fortune. Mais s'il s'arrête à une étape ou à une autre de son évolution, il ne sera plus qu'un karma-yogi, jnana-yogi, dhyana-yogi, raja-yogi, hatha-yogi. Celui qui a l'immense fortune de parvenir jusqu'au bhakti-yoga dépasse tous les autres yogis. Devenir conscient de Krsna, donc, représente la perfection du yoga: imaginons un instant que les diverses formes de yoga soient semblables aux montagnes himalayennes, dont les sommets sont les plus hauts sur Terre; on pourrait alors comparer le bhakti-yoga au Mont Everest, le plus haut de tous les sommets. Le yogi parfait concentre son mental sur Krsna Syamasundara, sur Sa merveilleuse carnation de nuage chargé de pluie, sur Son visage aussi beau qu'une fleur de lotus, aussi éclatant que le soleil, sur Ses vêtements étincelants de joyaux et Son Corps orné d'une guirlande de fleurs. Le Seigneur illumine tout de Sa radiance (le brahmajyoti) et Se manifeste en diverses Formes, telles celles de Rama, Nrsimha, Varaha, et aussi dans Sa Forme originelle de Krsna, Dieu, la Personne Suprême. Alors, Il apparaît comme un homme, devient le fils de Yasoda et porte le Nom de Krsna, Govinda ou Vasudeva. Il est l'enfant, l'époux, l'ami et le maître parfaits; Il possède toutes les perfections et toutes les qualités spirituelles. Garder toujours sous l'œil de la conscience ces traits du Seigneur, telle est la plus haute perfection du yoga, et on ne l'atteint que par la bhakti, comme le rappellent sans cesse les Ecritures:
"Le sens et la portée du savoir védique ne se révèlent dans toute leur plénitude, et d'un coup, qu'aux grandes âmes douées de foi sans réserve en Dieu et en le maître spirituel.""La bhakti est le service offert avec une dévotion entière au Seigneur, sans dessein d'en retirer le moindre profit matériel, dans cette vie ou dans les vies futures. Libéré de ses penchants égoïstes, l'homme doit complètement absorber son mental dans la pensée de l'Être Suprême. C'est là l'objectif du naiskarmya."
Tels sont quelques-uns des aspects de la pratique du bhakti-yoga, sommet de tous les yogas.
Ainsi s'achèvent les enseignements de Bhaktivedanta sur le sixième chapitre de la Srimad-Bhagavad-gita, intitulé: "Le sankhya-yoga", ou "La brahma-vidya".