La vie de Jada Bharata
Lors de sa vie suivante, le roi Bharata naquit dans la famille d'un pur et saint prêtre brahmane; il y fut connu sous le nom de Jada Bharata. Grâce à la
miséricorde du Seigneur, il put encore une fois se rappeler ses vies précédentes. Dans la Bhagavad-gita, Krsna dit. "De Moi viennent le souvenir, le savoir et l'oubli." En grandissant, Jada Bharata ressentait de plus en plus de crainte à l'égard de ses amis et de ses proches, parce qu'ils étaient très matérialistes d'esprit et ne s'intéressaient aucunement à progresser spirituellement. Le garçon éprouvait une anxiété constante, car il craignait que leur influence ne l'amène à renaître parmi les animaux. Aussi, bien qu'il fût très intelligent, il se comporta comme un homme frappé de démence. Il fit semblant d'être idiot, aveugle et sourd afin d'éviter que les hommes à l'esprit matérialiste ne lui adressent la parole. Toutefois, en lui-même, il pensait toujours au Seigneur et chantait Ses louanges, qui seules peuvent sauver l'être de la répétition des morts et des naissances.
Le père de Jada Bharata éprouvait une grande affection pour son fils, et, en son cœur, il espérait que Jada Bharata deviendrait un jour un grand érudit. Il essaya en conséquence de lui enseigner les subtilités du savoir védique. Mais Jada Bharata se comporta délibérément comme un sot afin que son père renonçât à l'instruire. Lorsque ce dernier lui disait de faire quelque chose, il faisait exactement le contraire. Néanmoins, jusqu'à sa mort, le père de Jada Bharata essaya d'instruire son fils.
Les neuf demi-frères de Jada Bharata le considéraient comme un faible d'esprit; à la mort de leur père, ils renoncèrent à toute tentative en vue de l'éduquer. Ils ne pouvaient avoir conscience des progrès spirituels intérieurs de Jada Bharata. Pour sa part, ce dernier ne se plaignit jamais des tourments qu'ils lui infligèrent car il était parfaitement libéré du concept corporel de l'existence. Quelle que fût la nourriture qu'on lui présentât, il l'acceptait et s'en nourrissait, quelle fût abondante ou non, succulente ou immangeable. Etant donné que sa conscience était parfaitement spiritualisée, les dualités matérielles comme la chaleur et le froid ne le dérangeaient pas. Son corps était aussi fort que celui d'un taureau, et ses membres étaient très musclés. Il ne se souciait pas des rigueurs de l'hiver, de la chaleur torride de l'été, des vents ou de la pluie. Du fait que son corps était toujours sale, son savoir spirituel et son rayonnement étaient recouverts, comme une pierre précieuse est enrobée de saletés ou de boue. Tous les jours, les gens ordinaires l'insultaient ou l'ignoraient considérant qu'il n'était rien de plus qu'un sot et un bon à rien.
Les frères de Jada Bharata l'obligeaient à travailler dans les champs comme un esclave; pour tout salaire, ils ne lui donnaient qu'un peu de nourriture désagréable au goût. Mais il ne pouvait même pas accomplir de simples tâches de façon satisfaisante, car il ignorait la façon de répandre le fumier ou de niveler le sol. En guise de nourriture, ses frères lui donnaient du riz brisé, des écorces de riz, des gâteaux à l'huile, des céréales gâtées par les vers et les grains brûlés qui adhéraient au fond des pots. Mais Jada Bharata acceptait volontiers ces aliments comme s'il se fût agi d'un délice; jamais il n'éprouva de rancune. Il manifestait ainsi les symptômes d'une âme qui était parfaitement parvenue à prendre conscience de son identité spirituelle.
Un jour, le chef d'une bande de brigands et de meurtriers se rendit au temple de la déesse Bhadrakali pour lui sacrifier un homme privé d'intelligence, et dont la sottise le faisait ressembler à un animal. Les Vedas ne mentionnent nulle part ce genre de sacrifices, mais ceux-ci avaient été imaginés par ces brigands dans le dessein d'obtenir des richesses matérielles. Leurs plans échouèrent toutefois lorsque l'homme qui devait être sacrifié parvint à s'échapper. Le chef des brigands envoya donc ses hommes à sa recherche. Fouillant les champs et les forêts dans les ténèbres de la nuit, les brigands atteignirent un champ de riz, et ils aperçurent Jada Bharata qui était assis sur une butte guettant les sangliers qui auraient pu dévaster les cultures. Les brigands se dirent que Jada Bharata représenterait un excellent sacrifice. Radieux, ils l'attachèrent avec des cordes solides et l'amenèrent au temple de la déesse Kali. Jada Bharata ne protesta d'aucune manière, car il avait entièrement foi dans la protection du Seigneur Suprême. Citons à cet égard les paroles d'un chant composé par un très célèbre maître spirituel: "O Seigneur, je m'abandonne maintenant à Toi. Je suis Ton serviteur éternel; si Tu le désires, Tu peux me tuer ou me protéger, à Ta guise. Quoi que Tu choisisses de faire, je m'abandonne tout entier à Ta Personne."
Les brigands lavèrent Jada Bharata; ils lui firent revêtir des habits de soie neufs, et le parèrent d'ornements et de guirlandes. Ils lui firent manger un somptueux dernier repas et l'amenèrent devant la déesse qu'ils adoraient avec des chants et des prières. Ils contraignirent Jada Bharata à s'asseoir devant la murti, puis l'un des brigands, faisant fonction d'officiant, leva son épée au tranchant affilé comme un rasoir afin d'égorger Jada Bharata et d'offrir ainsi à Kali son sang chaud en guise de breuvage.
Toutefois, la déesse ne put supporter ce spectacle. Elle comprit que ces hommes pécheurs étaient sur le point d'immoler un très grand bhakta (dévot du Seigneur). Soudain, la murti se fendit et la déesse en jaillit, le corps rayonnant d'une lumière intense et aveuglante. Courroucée, la déesse, dont les yeux jetaient des éclairs, découvrit des dents redoutables et incurvées. Ses yeux rougeâtres flamboyèrent comme des tisons, on eut l'impression qu'elle se disposait à détruire le cosmos tout entier. Sautant agilement de l'autel, elle eut vite fait de décapiter les brigands avec l'épée qu'ils destinaient au saint Jada Bharata.
Jada Bharata instruit le roi Rahugana
Après ces péripéties, Jada Bharata continua d'errer, se tenant à l'écart des hommes ordinaires à l'esprit matérialiste. Un jour, alors que le roi Rahûgana de Sauvira était porté à travers le district sur un palanquin reposant sur les épaules de plusieurs serviteurs, la fatigue s'empara des porteurs qui se mirent à défaillir. Se rendant compte qu'il leur faudrait un autre homme pour les aider à traverser la rivière Iksumati, les serviteurs du roi entreprirent de chercher quelqu'un. Ils rencontrèrent bientôt Jada Bharata qui leur sembla être un bon choix parce qu'il était jeune et aussi fort qu'un boeuf. Néanmoins, du fait qu'il considérait tous les êtres vivants comme ses frères, Jada Bharata ne put s'acquitter convenablement de cette tâche: lorsqu'il marchait, il s'arrêtait à chaque instant pour s'assurer qu'il n'écrasait aucune fourmi se trouvant sur son chemin. Selon les lois subtiles de la réincarnation, tout être vivant doit vivre pendant un laps de temps déterminé dans un certain corps avant d'être promu à une forme plus élevée. Lorsqu'un animal est tué avant que ce laps de temps ne se soit écoulé, l'âme doit revenir dans cette même forme de vie afin de compléter son temps d'incarcération dans ce type de corps Les Vedas enjoignent donc d'éviter de tuer capricieusement d'autres êtres vivants. ignorant ce qui causait ces arrêts, le roi Rahugana cria: "Que se passe-t-il donc? Ne pouvez-vous pas porter ce palanquin comme il faut? Pourquoi est-il secoué de la sorte?"
Lorsqu'ils entendirent la voix menaçante du roi, les serviteurs terrifiés répondirent que les secousses étaient causées par Jada Bharata. Le roi le réprimanda avec colère de façon sarcastique, disant que Jada Bharata portait le palanquin comme un vieillard maigre et affaibli. Mais Jada Bharata, qui connaissait sa véritable identité spirituelle, savait bien qu'il n'était pas son corps. Il n'était ni gros ni maigre; bref, il n'avait rien à voir avec la masse de chair et d'os qui constituait son corps. Il savait qu'il était une âme éternelle située dans le corps, comme le conducteur qui se trouve dans une machine. Jada Bharata ne fut donc aucunement affecté par la critique que le roi courroucé lui adressait. Même si ce dernier l'avait condamné à mort, il n'en aurait pas été ému outre mesure, car il savait que l'âme est éternelle et qu'elle ne peut être tuée. Comme l'enseigne Krsna dans la Bhagavad-gita: "L'âme ne meurt pas avec le corps."
Jada Bharata garda le silence et continua de porter le palanquin comme auparavant; le roi, incapable de dominer sa colère, s'écria alors. "Coquin! Que fais-tu? Ne sais-tu donc pas que je suis ton maître? Puisque tu me désobéis, je m'en vais te punir!"
"O mon roi, dit Jada Bharata, tout ce que tu as dit à mon propos est bien vrai. Tu as l'air de penser que je n'ai pas fait suffisamment d'efforts pour porter ton palanquin. Eh bien, c'est vrai, parce qu'en fait, je ne le porte pas du tout! C'est mon corps qui le porte, mais je ne suis pas mon corps. Tu m'accuses de ne pas être très fort et robuste, mais cela ne fait que révéler ton ignorance de ce qu'est l'âme spirituelle. Le corps peut être gros ou maigre, faible ou fort, mais aucun homme qui possède le savoir ne dirait pareilles choses à propos du moi véritable. En ce qui concerne mon âme, elle n'est ni grosse ni maigre; tu n'as donc pas tout à fait tort lorsque tu dis que je ne suis pas très fort."
Jada Bharata se mit alors à instruire le roi, en lui disant: "Tu te crois seigneur et maître, et c'est pourquoi tu essaies de me donner des ordres, mais c'est là également une erreur, car ces positions sont éphémères. Aujourd'hui, c'est toi qui es le roi, et moi je suis ton serviteur; mais, dans nos vies prochaines, nos positions peuvent fort bien être inversées; tu seras alors peut-être le serviteur, et moi le maître."
Tout comme les vagues de l'océan peuvent grouper quelques brins de paille pour ensuite les séparer, la force du temps éternel unit des êtres vivants en des liens temporaires, comme celui de maître et serviteur, pour ensuite les séparer et créer de nouveaux agencements.
Jada Bharata poursuivit: "Quoi qu'il en soit, qui est le maître, et qui est le serviteur? Les lois de la nature matérielle forcent tous les êtres à l'action; en conséquence, personne n'est maître ni serviteur."
Les Vedas expliquent que les êtres humains en ce monde matériel sont comme des acteurs sur une scène, jouant un rôle sous la direction d'un supérieur. Sur scène, un comédien peut avoir le rôle du maître et un autre jouera le serviteur, mais en fait, tous deux sont subordonnés au metteur en scène. De même, tous les êtres vivants sont les serviteurs de Sri Krsna, le Seigneur Suprême. Les rôles de maître et serviteur dans le monde matériel ne sont qu'éphémères et imaginaires.
Après avoir expliqué toutes ces choses au roi Rahugana, Jada Bharata dit: "Si néanmoins tu crois encore être le maître et que moi je suis ton serviteur, j'accepterai ta décision. Donne-moi tes ordres. Que puis-je faire pour toi?"
Le roi Rahùgana, qui avait étudié la science spirituelle, fut étonné par les enseignements de Jada Bharata. Reconnaissant en lui un saint personnage, le roi descendit rapidement de son palanquin. La conception matérielle qu'il avait de lui-même en tant que grand monarque s'était effondrée, et il se jeta humblement face contre terre aux pieds du saint homme, en signe d'hommage, puis il s'écria:
"O saint personnage, pourquoi erres-tu à travers le monde, ignoré de tous? Qui es-tu? Où habites-tu? Pourquoi es-tu venu en ce lieu? 0 maître spirituel, je suis aveugle en matière de science spirituelle. Veuille me dire comment je pourrais progresser dans la spiritualité."
Le comportement du roi Rahugana doit nous servir d'exemple. Les Vedas déclarent qu'il est du devoir de tous les êtres -même des rois- de consulter un maître spirituel afin de connaître ce qui touche à l'âme ainsi que le processus de la réincarnation.
Jada Bharata répondit: "Parce que les êtres vivants sont la proie à d'innombrables désirs matériels, ils doivent revêtir divers corps en ce monde, afin d'expérimenter les joies et les souffrances suscitées par l'activité matérielle."
Lorsqu'on dort, la nuit, le mental crée en rêve de nombreuses conditions de plaisir ou de souffrance. Un homme peut rêver qu'il est auprès d'une très belle femme, mais ce plaisir est illusoire. Il peut également rêver qu'il est poursuivi par un tigre, mais l'anxiété qu'il éprouve est également irréelle. De la même façon, les joies et les peines matérielles ne sont que des créations issues de notre mental, à partir de notre identification avec le corps matériel et ses possessions. Lorsque l'être s'éveille à sa conscience spirituelle originelle, il se rend compte qu'il n'a rien en commun avec ces choses. L'éveil s'accomplit lorsqu'on fixe ses pensées en méditation sur 1e Seigneur Suprême.
Celui qui ne parvient pas à fixer son mental sur le Seigneur Suprême et à Le servir est emporté par le cycle des morts et des renaissances que décrit Jada Bharata.
"C'est l'état du mental qui suscite diverses naissances en différents types de corps", poursuivit Jada Bharata. "Les corps ainsi obtenus pourront appartenir à différentes espèces, car celui qui utilise son mental afin de comprendre le savoir spirituel obtient un corps supérieur, mais celui qui l'utilise en vue du plaisir matériel reçoit un corps inférieur."
Jada Bharata compara le mental à la flamme d'une lampe. "Quand la mèche est mal réglée, le verre de la lampe se couvre de suie: mais si celle-ci est pleine de beurre clarifié et si la mèche brûle bien, elle répandra une vive lumière. Un mental absorbé par des préoccupations d'ordre matériel suscite d'innombrables souffrances dans le cycle des réincarnations, mais lorsque le mental est utilisé pour cultiver le savoir spirituel, il fait alors jaillir l'éclat originel de la vie spirituelle."
Jada Bharata mit ensuite le roi en garde en ces termes. "Tant que l'être s'identifie au corps matériel, il doit errer, à travers des univers sans nombre sous diverses formes de vie. Un mental dont il n'est pas maître est donc le plus grand ennemi de l'être vivant."
"Mon cher roi, tant que l'âme conditionnée accepte le corps matériel et qu'elle n'est pas exempte de la souillure du plaisir matériel, tant quelle ne domine pas ses sens et son mental pour atteindre le niveau de la réalisation du moi véritable par l'éveil de son savoir spirituel, elle sera contrainte à errer en divers lieux et sous des formes différentes dans ce monde matériel."
Jada Bharata dévoila ensuite ses, existences antérieures: "Lors d'une vie précédente, j'étais le roi Bharata. J'ai atteint la perfection en me détachant parfaitement de toute activité matérielle. J'étais pleinement absorbé dans le service du Seigneur, mais la maîtrise de mon mental s'est affaiblie et je me suis pris d'un tel attachement pour un jeune cerf que j'ai négligé mes devoirs spirituels. Quand vint la mort, je ne pus penser à rien d'autre qu'à cet animal; aussi ai-je dû revêtir le corps d'un cerf lors de ma vie suivante."
Jada Bharata conclut ses enseignements en disant au roi que ceux qui désirent être libérés du cycle de la réincarnation doivent toujours fréquenter ces dévots du Seigneur qui ont pris conscience de leur moi spirituel. Seule cette présence de bhaktas éminents permet d'atteindre la perfection du savoir et de réduire à néant les fréquentations illusoires de ce monde matériel.
A moins d'avoir l'occasion d'entrer en rapport avec des bhaktas, il est impossible de comprendre quoi que ce soit de la vie spirituelle.
La Vérité Absolue n'est révélée qu'à ceux qui ont obtenu la miséricorde d'un grand bhakta, car là où s'assemblent les purs dévots du Seigneur, on ne discute jamais de sujets matériels comme la politique ou la sociologie. Là où se réunissent ces saints personnages, on ne discute que des Attributs, des Formes et des Divertissements de Dieu, le Seigneur Suprême, qui est loué et adoré avec grande attention. Voilà le simple secret grâce auquel l'être peut raviver sa conscience spirituelle assoupie et mettre à jamais un terme au cercle vicieux des réincarnations pour retrouver une vie de plaisir éternel dans le monde spirituel.
Après avoir reçu l'enseignement du grand bhakta Jada Bharata, le roi Rahugana devint parfaitement conscient de la position intrinsèque de l'âme et renonça à toute conception corporelle de l'existence, cette conception qui enchaîne les âmes pures au cycle sans fin des morts et des renaissances dans ce monde matériel.

"Car, certes, Ô fils de Kunti, ce sont les pensées, les souvenirs de l'être à l'instant de quitter le corps qui déterminent sa condition future."
Bhagavad-gita, VIII.6
Selon les traditions des grandes religions du monde l'âme qui entreprend son mystérieux voyage après la mort peut rencontrer divers êtres appartenant -à d'autres niveaux de réalité, à d'autres dimensions -des anges qui l'aideront, ou des juges qui évalueront ses mauvaises actions sur la balance de la justice cosmique. Depuis la plus haute antiquité, de nombreuses œuvres d'art religieux évoquent ces scènes. Une peinture sur un fragment d'urne étrusque représente un ange soignant un guerrier blessé. Une mosaïque chrétienne du Moyen Age nous montre un Saint Michel sévère tenant en ses mains la balance de la justice. De nombreuses personnes qui ont connu une mort clinique ou ont frôlé la mort ont déclaré avoir vu des êtres de ce genre...
Les Ecritures védiques de l'Inde nous révèlent l'existence des serviteurs de Visnu; ceux-ci viennent à l'heure de la mort afin d'accompagner les âmes pieuses jusqu'au monde spirituel. Les Vedas nous apprennent également l'existence des effroyables serviteurs de Yamaraja, le seigneur de la mort, qui s'emparent par la force de l'âme du pécheur et le conditionnent pour sa prochaine réincarnation dans la prison d'un corps matériel. Dans le récit historique qui va suivre, les serviteurs de Visnu et ceux de Yamaraja débattent à propos de la destinée de l'âme d'Ajamila, afin de déterminer si elle doit être libérée ou réincarnée.
Dans la ville de Kanyakubja vivait un jeune et sage prêtre brahmana, nommé Ajamila, qui s'écarta du sentier de la vie spirituelle et perdit toutes ses qualités lorsqu'il tomba amoureux d'une prostituée. Délaissant ses devoirs de prêtre, Ajamila vivait maintenant de vols et de jeux; sa vie n'était plus que débauche.
A l'âge de quatre-vingt-huit ans, Ajamila avait dix fils que cette prostituée lui avait donnés. Le dernier-né, un tout jeune enfant, se nommait Narayana -l'un des Noms de Sri Visnu, le Seigneur Suprême. Ajamila était très attaché à son jeune fils et il éprouvait une grande joie à observer l'enfant qui essayait de marcher et de parler.
Un jour, sans se faire annoncer, la mort vint chercher cet insensé d'Ajamila. Terrifié, le vieillard vit apparaître devant lui trois personnages sinistres aux visages menaçants et aux traits déformés. Ces êtres fantomatiques étaient venus avec des cordes pour l'entraîner de force à la cour de Yamaraja, le seigneur de la mort. Voyant ces créatures horribles, Ajamila s'affola et dans un élan d'affection pour son fils bien-aimé qui jouait non loin de là, il se mit à l'appeler d'une voix forte: Narayana! Narayana!" Versant des larmes à la pensée de son fils, le grand pécheur Ajamila chanta inconsciemment le Saint Nom du Seigneur.
Lorsqu'ils entendirent Ajamila chanter le Nom de leur maître avec beaucoup de cœur, les serviteurs de Visnu, les Visnudutas, se précipitèrent aussitôt sur les lieux. Ils ressemblaient en tous points à Sri Visnu Lui-même. Leurs yeux étaient exactement comme des pétales de lotus, leurs casques étaient d'or poli et leurs vêtements de soie scintillante, de la couleur d'une topaze. Leurs corps aux formes harmonieuses étaient parés de guirlandes de saphirs et de lotus blancs comme le lait. Ils semblaient jeunes et vigoureux, et leur aveuglant rayonnement dissipa les ténèbres de la chambre mortuaire. Ils avaient à la main des arcs, des flèches, des épées, des conques, des masses, des disques et des fleurs de lotus.
Les Visnudutas virent les serviteurs de Yamaraja, les Yamadutas, qui cherchaient à arracher l'âme d'Ajamila de son cœur; d'une voix tonitruante, ils les sommèrent d'arrêter sur-le-champ leur besogne: "Arrêtez!"
Les Yamadutas, qui jusqu'alors n'avaient jamais rencontré d'opposition, tremblèrent en entendant la voix forte et autoritaire des Visnudutas. Ils demandèrent: "Qui êtes-vous donc ? Pourquoi tentez-vous de nous arrêter? Nous sommes les serviteurs de Yamaraja, le seigneur de la mort."
Les serviteurs de Visnu sourirent et dirent d'une voix de tonnerre: "Si vous êtes vraiment les serviteurs de Yamaraja, vous devez nous révéler le sens du cycle des morts et des renaissances. Dites-nous quels sont ceux qui tombent sous le coup des lois du cycle de la réincarnation et quels sont ceux qui y échappent."
Les Yamadutas répondirent: "Le soleil, le feu, l'espace, l'air, les dévas, la lune, le soir, le jour, la nuit, les directions, l'eau, la terre et l'Ame Suprême, ou le Seigneur dans le cœur de chaque être, tous sont témoins des activités de chaque être vivant en ce monde. Les personnes qui s'exposent au châtiment du cycle des morts et des renaissances sont celles que ces témoins considèrent comme ayant négligé leurs devoirs religieux. L'être doit alors récolter dans sa prochaine existence, les fruits, bons ou mauvais de son karma en proportion de l'intensité des activités religieuses ou impies qu'il aura accomplies au cours de sa vie."
Originellement, les êtres existent dans le monde spirituel en tant que serviteurs éternels de Dieu. Toutefois, lorsqu'ils quittent le service du Seigneur, ils doivent s'intégrer à l'univers matériel, constitué par les trois gunas -la vertu, la passion et l'ignorance. Les Yamadutas expliquèrent que les êtres vivants qui désirent profiter de ce monde matériel se placent sous le joug des gunas et, selon les liens qui les unissent à ces gunas, revêtent des corps appropriés. En renaissant, un homme avec les attributs de la vertu obtiendra le corps d'un déva; celui qui a ceux de la passion recevra un corps humain. Quant à celui qui possède les attributs de l'ignorance, il se verra octroyer un corps parmi les espèces inférieures.
Tous ces corps sont comparables à ceux que nous connaissons dans nos rêves. Lorsqu'un homme dort, il oublie son identité réelle et peut rêver qu'il est devenu roi. Il ne peut se rappeler ce qu'il faisait avant de s'endormir, pas plus qu'il n'est capable d'imaginer ce qu'il fera lorsqu'il s'éveillera. Pareillement, lorsque l'âme s'identifie à un corps matériel éphémère, elle oublie son identité véritable, spirituelle, ainsi que toutes les vies antérieures dont elle a fait l'expérience en ce monde matériel, bien que la plupart des âmes ayant reçu un corps humain aient déjà passé par toutes les huit millions quatre cent mille formes de vie.
Les Yamadutas poursuivirent: "L'être vivant transmigre ainsi d'un corps matériel à un autre en des formes d'hommes, d'animaux ou de dévas. Quand l'être vivant se voit octroyer la forme d'un déva, il est heureux. Lorsqu'il reçoit un corps humain, parfois il est heureux, parfois malheureux. Et, quand il doit revêtir le corps d'un animal, il éprouve sans cesse de la crainte. Cependant, quelles que soient les conditions de son existence, il souffre terriblement du fait qu'il doit connaître la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Son malheur porte le nom de samsara, ou "transmigration de l'âme à travers diverses espèces vivantes."
"Dans sa déraison, l'être incarné, incapable de dominer ses sens ou son mental, est contraint d'agir selon l'influence matérielle des gunas, même contre sa propre volonté. Il est comme un ver à soie dont la propre sécrétion forme un cocon où il sera enfermé. L'être vivant se prend au piège de ses propres activités intéressées et il ne peut trouver aucune issue. Aussi est-il toujours désorienté, mourant et renaissant sans cesse.
"D'intenses désirs matériels contraignent l'être vivant à naître dans une certaine famille et à recevoir un corps qui ressemblera à celui de son père ou à celui de sa mère. Ce corps est une sorte d'indication de ses corps antérieurs et futurs, tout comme un printemps est le reflet de printemps passés et à venir."
Le corps humain est particulièrement précieux, du fait que seul un être humain peut accéder au savoir spirituel qui le libérera du cycle des morts et des renaissances. Mais Ajamila, lui, avait gaspillé sa forme humaine.
Les Yamadutas dirent encore: "Au commencement, Ajamila étudia toutes les Ecritures védiques. Il était une véritable mine de qualités. Doux et modeste, il était maître de son mental et de ses sens. Il disait toujours la vérité, et il était versé dans l'art de chanter les mantras védiques; en outre, il était très pur. Ajamila respectait toujours comme il se doit son maître spirituel, ses invités et les membres plus âgés de sa famille -en fait, il était dépourvu de toute vanité. Il se montrait bienveillant à l'égard de tous les êtres et n'enviait personne.
"Mais un jour, Ajamila, fidèle à l'ordre de son père, se rendit dans la forêt pour y cueillir des fruits et des fleurs. En revenant, il rencontra un homme vif et bas qui étreignait et embrassait sans la moindre honte une prostituée. L'homme en question souriait, chantait et semblait prendre grand plaisir à tout cela comme s'il eût agi correctement. L'homme et la prostituée étaient en état d'ébriété. L'ivresse faisait chavirer les yeux de cette femme et ses vêtements défaits exposaient en partie son corps. Lorsque Ajamila vit cette fille de mauvaise vie, les désirs concupiscents qui sommeillaient dans son cœur s'éveillèrent, et l'illusion fit de lui leur prisonnier. Il essaya de se rappeler les instructions des Ecritures sacrées, et tenta de dominer sa convoitise grâce à son savoir et à son intelligence. Toutefois, Cupidon avait si bien conquis son cœur qu'il fut incapable de demeurer maître de ses pensées. Par la suite, celles-ci se tournèrent sans cesse vers la prostituée; aussi ne tarda-t-il pas à l'engager comme servante chez lui.
"Ajamila négligea ensuite toutes ses pratiques spirituelles. Il dépensa l'argent légué par son père en cadeaux destinés à cette femme de mauvaise vie; il alla jusqu'à rejeter sa belle et chaste femme, qui était issue d'une respectable famille de brahmanas.
"Ce gredin d'Ajamila se procura de l'argent par tous les moyens, légaux ou illégaux, et il le dépensa pour subvenir aux besoins des enfants de la prostituée. Avant de mourir, il ne se soucia pas d'expier ses péchés. C'est pourquoi, du fait de sa vie de péchés, nous devons l'amener à la cour de Yamaraja. Là, selon la gravité de ses actes répréhensibles, il devra être puni, puis revenir en ce monde matériel dans un corps approprié."
Après avoir entendu les propos des Yamadutas, les serviteurs de Visnu, qui toujours sont maîtres dans l'art des arguments logiques, répliquèrent: "Comme il est douloureux de constater que ceux qui ont charge de préserver les principes religieux punissent sans raison un être innocent! Ajamila a déjà expié tous ses péchés. A vrai dire, il a même expié ceux qu'il a commis au cours des millions de vies précédentes, et cela parce qu'au moment de mourir, se sentant impuissant, il a prononcé le Saint Nom de Narayana. Il est donc purifié et digne d'être libéré du cycle de la réincarnation."
Les Visnudutas poursuivirent: "Le chant et la récitation du Saint Nom de Visnu constitue la meilleure voie d'expiation pour un brigand ou un ivrogne, pour celui qui trahit un ami ou l'un de ses proches, pour l'homme qui a tué un prêtre ou qui a eu des rapports charnels avec la femme de son guru ou celle d'un autre supérieur.
Il représente également la meilleure voie d'expiation pour celui qui assassine des femmes, le roi ou son père, pour l'homme qui se livre à l'abattage des vaches et pour tout autre pécheur. Le simple fait de réciter ou de chanter le Saint Nom de Sri Visnu permet à de tels pécheurs d'attirer l'attention du Seigneur Suprême, qui considère alors que parce que cet homme a prononcé Son Saint Nom, il est de Son devoir de lui accorder Sa protection."
Dans l'âge de discorde et d'hypocrisie où nous vivons, quiconque souhaite se libérer du cycle des réincarnations doit réciter ou chanter le maha-mantra Hare Krsna, le grand mantra de la délivrance; en effet, celui-ci purifie parfaitement le cœur de tous les désirs matériels qui le gardent prisonnier du cycle des morts et des renaissances.
Les Visnudutas dirent encore. "Celui qui prononce le Saint Nom du Seigneur est aussitôt libéré des conséquences d'un nombre illimité de péchés, même s'il le fait en se moquant ou le chante pour le plaisir de faire de la musique. Voilà ce que disent les Ecritures et ce qui est accepté par tous les doctes érudits.
"Celui qui prononce le Saint Nom de Sri Krsna, et qui meurt alors des suites d'un accident ou d'une maladie, qui, est dévoré par un animal féroce ou abattu par une arme, est immédiatement dispensé de renaître. De même que le feu réduit l'herbe sèche en cendres, le Saint Nom de Krsna réduit en cendres toute réaction issue du karma.
"Si de gré ou de force on prend un médicament sans bien connaître son action, celle-ci se fera quand même sentir, malgré notre ignorance. De même, que l'on ignore l'efficacité de la récitation et du chant du Saint Nom du Seigneur, ils n'en porteront pas moins leurs fruits et affranchiront l'être de la réincarnation.
"A l'heure de sa mort, Ajamila a prononcé à haute voix le Saint Nom du Seigneur, Narayana, alors qu'il était en proie à un sentiment d'impuissance. A lui seul, cet appel lui a déjà permis de ne plus avoir à renaître pour sa vie de péchés. En conséquence, n'essayez pas de l'amener à votre maître pour qu'il y soit puni par une autre incarcération dans un corps matériel."
Les Visnudutas dénouèrent alors les cordes avec lesquelles les serviteurs du seigneur de la mort avaient lié Ajamila. Ce dernier retrouva ses esprits; libre de toute crainte, il offrit un hommage sincère aux Visnudutas en s'inclinant devant eux. Mais, lorsque les Visnudutas virent qu'Ajamila voulait leur dire quelque chose, ils disparurent.
Ajamila se demanda. "Aurais-je par hasard rêvé ou était-ce bien la réalité? J'ai vu des hommes épouvantables, avec des cordes dans les mains, qui voulaient m'emmener. Où sont-ils donc partis? Et où sont ces quatre personnages lumineux qui m'ont sauvé?"
Ajamila commença alors à passer sa vie en revue: "Pour avoir été le serviteur de mes sens, je suis tombé bien bas! J'ai chuté de ma position de saint brahmana et j'ai eu des enfants d'une prostituée. J'ai même répudié ma jeune femme, qui était belle et chaste. De plus, mon père et ma mère étaient âgés; ils n'avaient aucun ami, aucun autre fils pour subvenir à leurs besoins. Du fait de ma négligence, ils ont vécu dans l'affliction et ont connu de grandes difficultés. Il est maintenant évident qu'un être aussi vil que moi aurait dû être contraint d'endurer des souffrances infernales lors de sa prochaine vie.
"Grande est mon infortune, mais aujourd'hui qu'une autre chance s'offre à moi, je dois tenter de m'affranchir du cercle vicieux des morts et des renaissances."
Ajamila répudia sur-le-champ sa femme prostituée et se rendit à Hardwar, lieu de saint pèlerinage dans l'Himalaya. Là, il trouva refuge dans un temple de Visnu, où il s'adonna à la pratique du bhakti-yoga -le yoga du service de dévotion offert au Seigneur Suprême. Lorsque son mental et son intelligence furent fixés en une parfaite méditation sur la Forme du Seigneur, Ajamila revit à nouveau les quatre personnages célestes. Reconnaissant en eux les mêmes Visnudutas qui l'avaient sauvé des agents de la mort, il se prosterna devant eux.
Ce fut à Hardwar, sur les berges du Gange, qu'Ajamila quitta son corps matériel éphémère et recouvra sa forme spirituelle et éternelle. Accompagné par les Visnudutas, il monta à bord d'un vaisseau spatial doré et, par la voie des airs, se rendit directement à la demeure de Sri Visnu, pour ne jamais plus se réincarner en ce monde matériel.
